Si Aria fut frustrée que les cartouches n’atteignent pas Eryn de plein fouet, elle fut amplement consolée par la tête que tira la traquée : voilà qui était plaisant, Eryn déboussolée ! Un peu vexant aussi… Pensait-elle réellement qu’Aria allait l’embarquer ? Pas moyen, la donzelle était bien plus Princesse que militaire, son sens du devoir allait d’abord aux Blake. Puis aux autres.

Elle secoua la tête d’un air désabusé, calmée après la crise, et plutôt contente de la tournure qu’elle prenait. Elle sentait pourtant quelque part une douleur sourde qui lui piquait jusqu’aux yeux : Eryn… Elle n’arrivait pas à y croire ! Pourquoi avait-il fallut que ça tombe sur elles ? Aria avait déjà compris que son petit univers parfait risquait d’être chamboulé lorsqu’elle avait vu deux amis se faire emmener à Alcatraz. Elle n’avait jamais envisagé, en revanche, que toute cette histoire puisse la toucher d’aussi près.
Elle n’avait pas envie de s’interroger sur la suite, elle n’avait pas envie de savoir si, à présent, envoyer les mutants sur l’île allait toujours dans son sens. Un coup dur à la fois, ça lui suffisait, et pour ne pas flancher devant sa sœur, Aria mit tout ceci de côté et pensa à l’essentiel : elle avait gagné cet échange, non ? Oser une pensée aussi capricieuse dans le contexte lui redonna un pâle sourire qui se changea en rire lorsqu’Eryn s’excusa…

- Ca c’est bizarre ! commenta-t-elle d’un ton enjoué mal assuré.

Aria, en parfait écho à sa sœur, souffla pour chasser ses émotions et tritura nerveusement la crosse de son revolver, avant de se rendre compte qu’elle l’avait toujours en main, et de le ranger.

- Enfin, j’imagine que je le mérite ! fit-elle avec un rictus satisfait volontairement horripilant.

Tout de même. Eryn l’avait menacé d’un revolver. Et suspectée de la vendre. Ce qui n’était pas si irréaliste, réflexion faite… Ce serait-elle rendue compte de la situation de sa sœur, sans toute cette scène ?

- Hey, pour notre première vraie dispute, on a fait plutôt fort…

C’était presque comme découvrir enfin qu’elle avait une frangine…

Une moue amusée se dessina sur les lèvres d’Eryn ; la tension la quittait peu à peu, l’embarras aussi - elle n’avait jamais été du genre à s’encombrer trop longtemps de sensations dérangeantes. Elle répondit à la remarque d’Aria d’un haussement de sourcil lourd de sens, bras croisés sur la poitrine.

« Ç’aurait pu être pire, on n’en est pas venu aux mains. »

Simple plaisanterie sans aucune note menaçante cette fois-ci. Eryn fit quelques pas, sondant discrètement les alentours, une fois de plus, une fois encore, dans un rituel paranoïaque qui lui était propre, histoire de voir si ce Greg n’allait pas apparaître sournoisement. Ne décelant aucune présence, elle reporta son attention sur sa sœur, revenant sur ce qu’elle avait dit plus tôt.

« On ne peut pas se revoir ici, c’est trop risqué. »

Elle était désolée d’aller à l’encontre des ordres de la Princesse, mais la sécurité passait avant tout. Jamais deux fois au même endroit, jamais de schéma répétitif, ne pas laisser la moindre opportunité à l’ennemi. Quiconque de malin aurait eu vent d’une simple rumeur laisserait le parc sous surveillance. Et Eryn n’était pas prête à prendre ce risque. Et ne voulait certainement pas faire encourir ce risque à sa propre sœur.

Et pour la première fois, Eryn comprit que ce sentiment d’insécurité, cette appréhension face à l’inconnu qu’elle éprouvait depuis qu’elle avait quitté son commando, c’était de la peur. Une peur vicieuse qui se nichait dans ses entrailles, qui déclenchait ses instincts et la rendait farouche. Cette même peur qui l’avait poussée à braquer sa propre arme sur sa sœur et qui la séparerait d’elle, bien plus que les risques, bien plus que les Peacekeepers.

Dans un réflexe défensif, elle dissimula le tourbillon de sentiments que provoquait cette soudaine réalisation derrière son éternel masque frigide. Elle fit les cent pas devant le banc, tant pour chasser son incertitude que pour réfléchir. Elle ne parvenait pas à trouver un point de ralliement malin. D’autant plus que la situation ne serait pas identique une semaine plus tard.

« Tu aimes les jeux de pistes ? »

Etre pire ? Les sœurs normales en venaient aux mains ! Elles, elles étaient déjà passé au revolver, hé ! Aria tenta de ne pas s’interroger plus avant sur l’étrange classement des gravités selon Eryn…

La jeune Blake plissa les yeux, signe avant coureur d’un possible éclat peu enviable… Si jamais Eryn décidait au final de la fuir tout de même… Elle fixait sur les allers-retours nerveux de sa sœur devant le banc un regard plein de menaces, prête à bondir pour égorger la moindre revendication qui lui déplairait de la part de son ainée. Maintenant qu’elles s’étaient retrouvées, menacées et réconciliées, maintenant qu’Aria savait ce qu’encourrait Eryn, il était hors de question qu’elle la laisse totalement seule dans cette galère.
Finalement, Eryn posa la question qui redonna à Aria un sourire lumineux : elle n’allait pas la fuir. Du moins. En surface. Aria décida d’être naïve et de la croire sur parole.

- C’est à dire, je les aimais énormément dans le jardin d’ Aniès Olson, répondit-elle avec une moue penaude, mais je ne suis pas certaine que ce soit aussi gai…

Puis, elle eut un sourire de renarde :

- Et franchement, tu ne fais pas un lapin rose bien convaincant, comme récompense…

Aria avait bien cinq ou six lapins roses, trophées qu’elle gagnait systématiquement lors de chasses au trésor, lorsqu’elle était enfant.
Son sourire se fit moins espiègle, plus lointain. Quelle époque. Elle avait l’impression d’avoir regardé l’un de ces longs films aux couleurs vives et saturées, aux musiques entrainantes, aux acteurs en parfaite symbiose, l’une de ces histoires qui se déroulait comme un long carnaval plein de péripéties bariolées, où tout finissait par s’emboîter en une harmonie évidente… Et de finalement se réveiller dans un monde terne, silencieux, bancal et incapable de se coordonner. Bien réel. Elle était comme Alice qui rentrait du pays des merveilles… Elle poussa un long soupir… Et chassa ces considérations déprimantes de son esprit optimiste :

- Que proposes-tu ? dit-elle d’un ton qu’elle rendit plutôt enjoué.

Tout n’était pas si pourri : elle allait peut-être enfin s’entendre avec sa sœur…

Bon sang ne saurait mentir.

Eryn passa une main dans ses cheveux pour les rabattre en arrière et esquissa un sourire. Elle ne releva pas l'image du lapin rose, peu désireuse de se lancer dans un jeu de comparaisons qui finirait probablement par devenir peu flatteur ; elle s'était toujours méfiée de ce genre de provocations.

« Justement, je n’ai rien à proposer. C’est juste la solution la plus sage, de ne rien prévoir. »

Prévoir, c'était s'encombrer d'une prévisibilité, d'indices et de potentielle fuite. Non pas qu'elle n'avait pas confiance en sa sœur, mais plutôt en son environnement. Après tout, elle était Peacekeeper et par sa simple profession représentait un danger de taille. Elle trouverait quelque chose le moment venu; un courrier saugrenu, un signal quelconque pour lancer la recherche. Ou, directement un message dans sa boîte aux lettres, qui, en apparence, n'aurait rien à voir. Après tout, ses excursions dans la Bright City étaient assez fréquentes, et sa cadette pourrait aisément nier si on l'accusait d'être en contact avec Eryn. Mieux, si elle pouvait bidouiller pour cacher le message dans la porte de la boite aux lettres... Elle n'en n'était pas à son premier crochetage de serrure.

Pas trop mécontente de l'esquisse d'idée qui lui venait, équilibre convaincant entre risque de se faire prendre et besoin de communiquer. Autant en profiter !

« Tu me cacherais une tablette de chocolat dans ta boîte aux lettres ? »

Elle se doutait bien que sa réponse inquièterait Aria ; elle l'avait elle-même poussée à la méfiance un peu plus tôt et anticipait par conséquent un scepticisme certain. Mais elle comptait bien rattraper le coup, maintenant. Elle espérait en tout cas alléger l’ambiance en avouant sa faiblesse pour le chocolat, denrée rare qui était, pour ainsi dire, inexistante dans les quartiers désertés.

« Tu as déjà entendu parler d’une Charlotte Hawkins ? »

Passer du coq à l’âne, encore. Eryn avait pris cette agaçante habitude à force de devoir penser et agir au plus vite, probablement. Cette information demeurait primordiale, néanmoins. Si ses soupçons s’avéraient exacts, alors peut-être qu’Aria la connaissait.

Aria acquiesça pensivement : ne rien prévoir, effectivement, c’était plus intelligent. Si quelqu’un découvrait la clef d’un hypothétique langage codé qu’elles définiraient dès à présent, non seulement elles seraient toutes deux coincées, mais de surcroît Aria ne serait pas attentive à quelques autres indices différents que sa sœur tenterait de lui faire passer. Au moins, elle passerait chaque chose étrange au peigne fin pour être sûre de ne rien louper. Elle fronça les sourcils : c’était des trucs d’héroïne de film ça, ça marchait vraiment ce genre de magouille dans la réalité ? Elle se mordilla la lèvre : elle avait déjà joué les intrigantes et inventé mille façons de communiquer à l’insu de maintes personnes mais… C’est tout ce que c’était : des jeux. Là, Eryn risquait gros si Aria se plantait.

La commande de chocolat passa par conséquent assez mal pour Aria : que sa frangine s’aventure dans la Bright City pour un caprice lui déplaisait remarquablement. Un caprice. Aria sourit : allons donc, elles avaient donc de vrais gènes en commun toutes les deux ?

- La grande Eryn Blake a un péché mignon… plaisanta Aria, cachant mal son inquiétude cependant.

L’ainée embraya alors sur un sujet complètement différent. Aria se concentra quelques fractions de seconde : Charlotte Hawkins… Hawkins… Un nom qui lui chatouillait la mémoire, mais n’était-ce pas uniquement dû à son amour pour Stevenson… ?

- Je ne crois pas, non, répondit-elle, qui est-ce ?

Une alliée pour Eryn ? Pourquoi Aria en aurait-elle entendu parler ? Peut-être était-elle dans la base de donnée des traqueurs... Pas en tête de liste en tout cas, Aria s’en serait souvenue. A moins qu’on ne la lui ait cacher aussi.

- C’est une mutante recherchée ? hasarda-t-elle, je peux essayer d’attraper son dossier si tu me donnes une bonne raison de le faire…

Car Aria était prête à coopérer avec Eryn, mais à condition d’être sûre d’œuvrer dans le bon sens. De toute façon, elle comptait bien s’expliquer avec ce serveur de la flicaille qui osait lui cacher des informations, elle pouvait bien faire quelques recherches supplémentaires.

Froncement de sourcil.
Un péché mignon ? Hé, quoi ! Ce n’était pas comme si elle prenait le moindre risque pour du chocolat ! Elle prenait des risques pour voir sa sœur ; le chocolat n’était qu’un petit extra pour agrémenter la chose, voilà tout. Et puis, pourquoi « grande » ? Serait-ce du sarcasme ? Il n’y avait pas de quoi se moquer pour du chocolat, si ? Eryn, agacée et confuse, vivait décidément dans un monde à part. Mais elle se garda bien de protester et se contenta de lever les yeux au ciel. Elle avait un tout autre sujet à aborder, et elle ignorait combien de temps encore elle pouvait se permettre de traîner dans les environs. Peu. Que Greg revînt ou qu’un promeneur lambda s’aventurât ici… Elle ne se sentait pas en sûreté. Bouger, rester constamment en mouvement, ne pas baisser sa garde, par contre, c’était bien plus rassurant.

Eryn se remémora sa rencontre avec Charlotte. Qui était-ce ? Elle n’aurait probablement aucun besoin de poser de questions si elle avait été certaine de son identité. Enfin, Eryn ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même ; Aria ne se méprendrait pas si elle se donnait la peine d’être plus spécifique dans ses interrogations. Mais le laconisme jouait en sa défaveur, parfois. Souvent.

L’ex-militaire se contenta de secouer la tête aux tentatives de sa sœur, vague négation :

« Une femme, qui est venue me trouver pour savoir si oui ou non elle allait muter. Situation aisée, au vu de son allure. J’ai pensé que c’était peut-être quelqu’un de la Bright, quelqu’un d’important. Elle en savait trop sur moi, elle aurait lu un dossier… Je me demandais donc si elle n’avait pas un lien avec les Peacekeepers. »

Rencontre étrange, somme toute.
Mais si Charlotte n’était pas connue d’Aria, qui était-elle vraiment ? Elle pouvait rayer la théorie des Peacekeepers déjà passablement bancale au vu de la maladresse de la blonde. Mais encore ? Si on avait caché sa situation à Aria, qu’ignorait-elle donc ? Les pistes, multiples et zigzagantes, allaient finir par lui donner sérieusement le tournis.

Aria prit le temps de passer en revue tous les visages récurrents de la station police mais tous avaient déjà un nom, et aucun Hawkins.

- Ce n’est pas une Peacekeepers, ou alors elle ne passe vraiment jamais au bureau, ce qui serait étrange. J’ai une bonne mémoire des noms, en général.

Nombreuses soirées obligent. Pesteries aussi. Pour une princesse, retenir les noms et les visages de ses sujets était essentiel pour les garder à sa botte, et c’est là une stratégie qu’Aria avait longuement pratiquée. Charlotte Hawkins ne faisait pas partie des habitués de sa salle de bal. A moins qu’elle soit si transparente que la cadette Blake ait pu passer à côté… ? Mais d’après les dires d’Eryn : situation aisée, allure, Bright, importance… Aria l’aurait repérée. Ou bien Eryn n’avait aucune notion de qui méritait un tel piedestal.

- A quoi ressemble-t-elle ? Elle porte quelque chose de particulier comme… une marque classe ou un collier fétiche ? Elle a un toc, peut-être ?

Une femme qui trainait dans la Bright et qui en savait long sur les dossiers des mutants ? Aria avait tout de même quelques chances de pouvoir la croiser et si cette Charlotte était repérable, elle lui mettrait le grappin dessus pour l’interroger subtilement.

- Je regarderai si on a quelque chose sur elle au bureau. J’y ai deux-trois recherches à faire, de toute façon.

Aria hésita un instant, fixant sa sœur sans ciller… Bon, de toute façon, cette dernière devait savoir qu’elle ne parviendrait jamais à rester sagement à l’écart des secrets qu’on lui cachait délibérément et qu’elle ferait quelques prospections dès son retour à la station police.

- Eryn… Est-ce que tu sais qui te traque ? Je veux dire… plusieurs d’entre nous doivent avoir ton signalement, mais le Peacekeeper en charge de ton dossier… Tu saurais me dire qui c’est ?

Quitte à vouloir choper des infos, autant aller directement fouiller dans les bonnes poches, ça lui éviterait des détours si elle pouvait directement mettre son fier petit nez de princesse dans les affaires du malotru qui osait traquer Eryn.

Eryn pencha la tête sur le côté, se remémorant Charlotte.

« Une trentaine d’années, blonde aux yeux bleus, teint pâle, un mètre soixante-dix, élancée… En fait, des yeux bleus-gris, plutôt. Cheveux lissés, peut-être légèrement ondulés à l’origine, lui arrivant aux épaules. Célibataire, d’après notre discussion. Hm. Originaire du Kansas, elle en garde un léger accent. Pas très grande sportive. »

L’un des nombreux entraînements des membres des forces spéciales. La mémoire. Ne jamais oublier un visage qui pourrait s’avérer important et être en mesure de le décrire sans le moindre problème, avec le plus de détails possibles. Eryn avait passé suffisamment de temps en compagnie de Charlotte pour pouvoir donner tout un tas de détails. Or, c’était la magie du détail qui parfois faisait la différence.

« Merci. »

Sans l’aide d’Aria, les recherches lui auraient pris un temps fou. Or, le service que lui devait Charlotte pourrait devenir urgent du jour au lendemain. Autant qu’elle eût toutes les cartes en main au plus vite.

À la question de sa sœur, Eryn se contenta d’hausser les épaules évasivement. Certes, cela ne lui plaisait pas qu’Aria se trouvât mêlée à tout ça, mais elle n’était pas vraiment en position de formuler ses réserves. Elle espérait juste qu’elle n’allait pas s’en mordre les doigts plus tard, et que sa petite sœur était davantage en sécurité une fois renseignée. Ne disait-on pas « un homme averti en vaut deux ? ». Du moins, Eryn s’efforçait de raisonner positivement et de cesser de s’imaginer les pires scenarii possibles.

« Je n’en ai pas la moindre idée. Je suis tombée sur plusieurs escouades en trois mois. Six m’ont reconnues et m’ont pourchassée, mais j’ignore si c’était pas simple suspicion ou par réelle connaissance de mon identité. Je dirais que deux, peut-être trois me connaissaient. Je peux pas t’en dire plus… Mais si tu cherches des gens qui ont été amochés, tu pourrais peut-être remonter la piste ? »

Et ce n’était pas volontairement qu’Eryn se montrait si vague – à son sens – dans ses propos. Elle pouvait pas détaler et être pleinement attentive à la fois.

Aria enregistra méticuleusement les informations, dressant un tableau de Charlotte Hawkins comme elle aurait pu jadis le faire d’une potentielle rivale. La cadette des Blake avait bien appris à faire des rapports et à retenir telle ou telle chose en particulier lors de brief au bureau des Peacekeepers, mais c’est son entrainement spartiate de chipie d’élite qui la servait le plus dans ce nouveau métier… Qui l’eut cru…

Elle essaya de se remémorer quels Peacekeepers étaient rentrés amochés de leurs missions mais abandonna rapidement : la liste était un peu trop longue, les temps étaient durs… Elle esquissa un sourire mal assuré, tant amusé par le cynisme d’Eryn qu’ennuyée pour ses collègues à qui elle ne pouvait souhaiter que l’échec. Et puis zut, après tout, eux aussi l’avait laissé à l’écart, que ce soit ou non dans leurs ordres !

Aria allait tenter d’éclaircir les rangs des traqueurs potentiels d’Eryn avec quelques questions supplémentaires quand, ô miracle, son portable sonna. Elle haussa les sourcils, surprise de voir le numéro de son collègue s’afficher. Elle fit signe à Eryn de rester discrète et décrocha, entrant dans son personnage :

- Greg ! Ca faisait longtemps ! amorça-t-elle d’une voix doucereuse, j’espère qu’il fait beau chez les tire-au-flancs, parce que tu vas te prendre une sacrée douche je te le garantis ! Où es-tu ?

La réponse la fit se braquer et zieuter autour d’elle, mais elle se détendit rapidement et offrit un sourire soulagé à Eryn.
Puis, sur un ton dédaigneux :

- Non n’entre pas là-dedans, tu vas te tuer et ça ferait désordre sur mon rapport. Oui je l’ai perdu, j’avais besoin d’un équipier à un carrefour, j’aurais dû prendre mon chien, il sait courir, lui. Non. Rentre.

Elle raccrocha avec un soupir exaspéré.

- Cet imbécile a trébuché et s’est foulé la cheville, mais il ne vient pas par là. Enfin : il est à l’entrée du district et particulièrement stupide, il serait capable d’entrer au lieu de faire demi-tour.

Aria commençait sérieusement à se demander si Greg ne faisait pas partie de la conspiration anti-Aria des Peacekeepers…

Sonnerie.
L’inquiétude serpenta le long de la colonne vertébrale d’Eryn dans un frisson glacial. Elle pivota sur elle-même, sonda les alentours, au bord de la panique – mais Eryn Blake ne paniquait pas, la panique conduisait à la précipitation et aux erreurs, et elle avait été entraînée pour ne pas céder à ce genre de travers – pour enfin se calmer lorsqu’elle vit Aria se détendre, se fiant instinctivement à la plus jeune des Blake.
Le fameux Greg, hein ?

En dépit de la tournure des événements, Eryn commença à s’agiter, dansant d’un pied sur l’autre, jetant des regards inquiets autour d’elle, incapable de rester en place. Cela faisait décidément trop longtemps qu’elle demeurait statique, elle n’aime pas cela, elle commençait à sentir sa paranoïa revenir au galop.

« Je dois filer. »

Non, non, elle ne prenait pas la peine de lui expliquer, de rallonger un peu sa phrase d’un « désolée » ou autres fioritures pourtant bienséantes. Du Eryn tout craché. Enfin, elle sembla se rendre compte de sa maladresse, car elle ajouta :

« Si tu t’absentes trop longtemps, tu pourrais t’attirer des problèmes. »

Peut-être pas dans l’immédiat, Eryn faisait confiance à Aria pour se dépatouiller avec une excuse ficelée et son verbe acerbe, elle n’en doutait pas. Mais sur le long terme, son comportement pourrait paraître suspect, et si elle égrenait trop d’indices, quelqu’un pourrait recoller les pièces du puzzle.

Eryn demeura un instant immobile, les yeux rivés sur sa sœur, incertaine de la conduite à tenir. Puis, prise d’un élan un peu brusque, elle la serra dans ses bras. S’il y avait bien quelqu’un pour qui elle prendrait des risques, qu’elle tenterait de faire sortir de ce cauchemar et qu’elle accepterait de revoir bien vite, c’était Aria.

« À bientôt, frangine. Prends soin de toi. »

Sur ces paroles, elle se hâta de mettre fin à l’étreinte fraternelle, trop peu habituée aux contacts physiques de cet acabit – finalement, seule leur mère était suffisamment téméraire et inconsciente au point de se jeter au cou d’Eryn – et probablement victime d’un embarras inhabituel dont elle se serait bien passé.

Aria ouvrit de grands yeux ébahis : est-ce que Eryn était vraiment en train de la serrer dans ses bras ? Eryn Blake, la fille qui avait hérité du grand excentrisme renommé du général, la grande bavarde, celle qui souriait toujours, cette Eryn si guillerette était en train de lui faire une papouille ? Grands dieux, étaient-ce vraiment les épreuves qui rapprochaient les gens, ou les mutations qui exacerbaient les connexions expansives du cerveau ? Quoi qu’il en soit, Aria profita de cette étreinte qu’elle n’était pas sûre de pouvoir réclamer plus tard et rendit l’accolade à sa sœur, toute étonnée, mais charmée.

Eryn dû trouver cela étrange aussi car elle lâcha sa cadette rapidement. Aria lui adressa un grand sourire complice, soulignant bien qu’elle appréciait ce nouveau trait si peu commun chez Eryn, la taquinant sur cette subite spontanéité.

- Toi aussi, répondit-elle avec un regard très insistant et lourd de sens, et donne-moi vite des nouvelles ! Je veux savoir que tu es toujours en cavale le plus souvent possible !

Le dire tout haut était plus dur que le faire tourner en rond encore et encore dans sa caboche : Eryn était en cavale. Elle risquait à tout moment de se faire attraper, à chaque détour, chaque coin de rue… Sans doute était-ce la raison pour laquelle elle dansait nerveusement l’insolite chorégraphie des gens hâtifs…
Elle libéra enfin son ainée de la désagréable de tension des aurevoirs, amorçant son départ à reculons.

- Je vais fureter un peu en attendant, je n’ai pas l’intention de rester sur la touche des Peacekeepers plus longtemps.

Pourquoi une glaciale pensée s’insinuait-elle jusqu’au creux de son ventre ? Cette angoisse vicieuse : et si c’était la dernière fois qu’elle voyait Eryn ? Qui lui garantissait d’autres retrouvailles ? Par quel miracle une jeune femme traquée par une armée de flics et des militaires sanguinaires, sans ressources, pouvait-elle fuir sans jamais se faire prendre ? Interrogations stériles auxquelles Aria se força à mettre fin en tournant les talons et quittant le parc d’un bon pas.
Bon. Il était l’heure de crier vengeance.

Donner des nouvelles.
Oui, elle le ferait. Au plus vite. Déjà, elle planifiait de multiples moyens de la contacter, à quelle fréquence, que faire en cas d’échec, comment pourrait-elle donner, plus tard, un moyen à Aria de la contacter en cas d’urgence. Elle n’était pas tellement une adepte de la technologie, trop traçable, trop traîtresse, et il lui faudrait trouver des ruses plus vieillottes, sans pour autant s’en remettre à quelques rustiques signaux de fumée. Quel casse-tête.

« Je n’y manquerai pas. »

Elle esquissa un sourire, quelque peu forcé néanmoins. Jamais un au revoir ne lui avait paru aussi difficile. Aria avait été, le temps d’une conversation, une bouée à laquelle se raccrocher, une bouffée d’oxygène dans ce contexte asphyxiant. L’esquisse même, d’une détermination ; les prémices d’une existence qui ne serait plus basée sur sa simple survie.

Eryn resta quelques instants plantée là où elle était, observant sa sœur s’éloigner, d’abord à reculons, puis d’un bon pas. Elle se retint de lui hurler quelques recommandations, de la prier d’être prudente, de l’étouffer de son inquiétude. Aria pourrait prendre soin d’elle, elle s’en sortirait. Elle était Peacekeeper, elle s’en sortirait. Elle n’était pas mutante, elle s’en sortirait. Elle se répétait sans cesse ces quelques phrases rassurantes pour museler ses craintes, toutes rationnelles fussent-elles.

Elle exhala brièvement et se détourna de la silhouette qui quittait désormais le parc. Elle passa une main dans sur son visage comme pour se redonner contenance. Bouger, ne pas rester planter ici. Reprendre ses habitudes. Peut-être que l’équipe qu’elle avait semée plus tôt était encore dans les environs de son actuelle planque ? L’idée de ne la rassurait pas tellement. Elle récupéra le deuxième chargeur de munition qu’elle avait abandonné au sol lors de sa dispute avec sa cadette et tenta de calculer de combien de coups elle disposait désormais tout en se dirigeant à pas prudents vers la sortie.

Elle porta un dernier regard à l’endroit où Aria avait disparu avant de reprendre son chemin elle aussi, à pas feutrés et tous les sens en alerte. Le quotidien reprenait. Avec une plus jolie perspective.