Ca ne pouvait pas être pire. Elle avait longuement pensé atteindre le fond en se coltinant Greg comme partenaire, se sentant même cruellement insultée, comme une pauvre martyre au milieu des ricanements d’une cours d’école, lapidée à coup de brique de lait. Mais là. Là, ils avaient dépassé les bornes. Elle avait cru, naïvement, qu’ils ne pouvaient pas aller plus loin dans la comédie, et c’est la raison pour laquelle elle était entrée dans le bureau de Sean comme une furie, hurlant et massacrant de sa langue affutée quiconque osait couper son plus que juste laïus quant au danger, à l’inconscience, à la stupidité d’avoir collé Greg à la traque ! Après avoir failli être mise à pied pour avoir fait un tel scandale, on l’avait finalement entendue.
Aria poussa un long soupir las. « On » se moquait d’elle.
- C’est là, fit-elle d’un ton sec à en évaporer le pacifique.
Elle ouvrit la porte du bar et entra d’un pas rageur et pourtant si élégant que le serveur parut déconcerté quant à la conduite à tenir en présence d’une telle dame. Elle passa devant son « nouvel » équipier de l’affaire comme s’il n’existait pas et s’assit à une table non loin du comptoir, près d’une fenêtre où elle avait une vue imprenable sur la rue. Elle n’adressa pas un œil à son comparse, vrillant son regard si singulièrement perçant sur l’employé qui la regardait toujours d’un air béat :
- Et alors ? pesta-t-elle comme si elle s’adressait à une cervelle particulièrement loupée.
Le serveur s’empressa de noter son café et s’enfuit ventre à terre. Aria eut alors tout le loisir de reporter ses mirettes acérées sur son acolyte du jour.
- Joshua. J’attends.
Elle attendait quoi… ? A vrai dire, elle commençait à oublier… Son comparse l’avait traité de… quelque chose en rapport avec son niveau de décibel lors de son scandale… Qu’est-ce que c’était déjà… ? Une bestiole pas bien reluisante, dans tous les cas. La mayonnaise était montée et Aria refusait de démordre. Il allait falloir pourtant, leur proie devait arriver incessamment sous peu.

Si Aria avait été une mutante, elle aurait probablement les cheveux dressés sur la tête, s’agitant au gré de sa fureur et un regard qui lancerait des rayons lasers capable de réduire le monde à néant.

Heureusement pour Joshua, l’actuel comportement de sa douce partenaire se caractérisait par une gestuelle furieuse et un verbe tranchant ; rien de bien létal pour lui – même s’il préférait rester prudent – ni pour le pauvre serveur qui ne s’en remettrait probablement pas aussi bien. Pas plus que Sean. Le souvenir de la gueulante était hilarant. Josh en pleurait encore de rire lorsqu’ils avaient quitté le poste ; entre la lasse exaspération du shérif adjoint et la colère encore fulminante d’Aria, le tableau avait été des plus comiques.

Sa nouvelle partenaire n’était pas ravie d’être avec lui ; en revanche, Josh avait bien l’intention de profiter de la situation fort amusante. Non seulement il devait la surveiller davantage pour le compte de Gallagher, mais en plus, cela serait une intense source de divertissement. Le seul regret qu’il avait quant à sa nouvelle situation, c’était que la Princesse allait connaître cette autre facette de lui, son sérieux et son professionnalisme. Non pas que ce fût un réel problème en soi, mais cela ruinerait pas mal son image.

Ce fut plutôt docilement qu’il suivit Aria dans le café – elle laissait un vide effaré dans son sillage de toute façon, la suivre dans la rue n’avait pas été d’une grande difficulté – et ne mouftait pas quand elle s’exprimait de son ton si sec. Il décerna un sourire victorieux au pauvre serveur, lui faisant signe de lui apporter aussi un café, puis s’installa en face de sa coéquipière.

« Mais attendons, Princesse, nous sommes là pour ça. »

Le ton, trop calme pour ne pas dissimuler une quelconque plaisanterie, était la première provocation qu’il s’autorisait de la journée. Il s’installa néanmoins de sorte à pouvoir surveiller la porte sans avoir à paraître suspect et sertit sa réplique d’un grand sourire satisfait.

« Maintenant, arrête de prendre cet air terrifiant, ou il ne se montrera jamais. »

Que c’était drôle.

Spoiler:

Quel vil petit être horripilant… Aria, les yeux toujours effrayamment fixes rivés sur Joshua, imaginait mille et une façons de faire payer à son coéquipier sa simple exaspérante existence. La palette passait de l’éplucheur de patate à la pendaison au barbelé, sans oublier sa digestion par des fourmis ou une chirurgie esthétique ratée. On pourrait commencer par tirer vers le bas ces commissures de lèvre si insolemment tordues vers ses oreilles, ou scarifier cette peau qu… diantre, il avait une belle peau…

Subitement consciente du garçon qui tremblotait à côté d’elle, attendant sans doute l’autorisation de servir, elle poussa petit soupir de digne princesse qui reconnaît son devoir même envers le plus goujat de ses valets, et changea enfin de cible oculaire, tournant ses hypothétiques lasers vers le serveur planté à sa droite.
- Si tu me fais boire un café froid, ta trouille ne va pas s’arranger, mon mignon, je peux te l’assurer… susurra-t-elle.
L’empressement que mit l’employé à la servir lui redonna un mince sourire satisfait, et elle se tourna vers la rue, surveillant l’air de rien si leur homme approchait. Joshua avait beau être le dernier des malotrus, il n’avait pas tort : ce serait dommage de rater une mission pour un coup de colère.

Joshua Stone comme coéquipier… Etait-il seulement moins empoté que Greg ? Il n’avait certes pas les deux pieds gauches de l’autre catastrophe ambulante mais ce type était… une comédie sur patte ! Jamais sérieux, toujours une blague plus ou moins nulle au coin de la bouche, une mine espiègle, la taquinerie facile… Pouvait-on vraiment travailler avec un tel numéro de cirque ? Aria n’avait pas l’intention de se retrouver à jongler entre un dangereux mutant et un clown !
Elle cessa là sa plainte : la proie. La proie venait de tourner le coin de la rue. Elle reporta son attention sur Joshua et plissa les yeux, le jaugeant pendant quelques secondes : cet homme était-il vraiment capable de sérieux… ?
Sans doute pas. Soupir.
- J’espère que notre ami sera sensible à ton humour… déclama-t-elle d’un ton blasé aux accents dramaturgiques.

Si tout du long, il avait soutenu le regard assassin de la jolie princesse, Josh s’autorisa à lever les yeux au ciel. Critiquer son humour, c’était un peu trop facile, non ?

Aria ne le prenait pas au sérieux – en même temps, il le cherchait – et c’était probablement la source de son inquiétude. Elle était loin de se douter de l’efficacité de ce cher monsieur Stone, comique discutable à ses heures perdues, enquiquineur invétéré, mais surtout, d’une conscience professionnelle indiscutable – uniquement pendant les heures de service. Il décerna donc à sa coéquipière un sourire de gamin provocateur qui venait juste de faire une énorme connerie et qui s’en vantait :

« On ne plaisante pas avec le travail, voyons ! C’est comme jouer avec la nourriture, ça ne se fait pas. »

Et le pire, c’était que la comparaison faisait sens dans la tête de ce pauvre garçon. (Et ce, même s’il avait déjà joué avec de la nourriture.)

Joshua avait lui aussi capté leur objectif dans le coin de son champ de vision. Il correspondait en tout point à la description et photos que contenait le dossier et n’avait visiblement pas pris la peine de se dissimuler. L’agent double en vint à se demander si cet individu se croyait au-dessus des Peacekeepers ou si tout simplement, il n’avait pas conscience d’avoir été fiché.

Les cafés furent servis et le serveur s’empressa de s’éclipser, terrifié pour de bon à l’idée de devoir répondre de la qualité du breuvage devant la jeune altesse. Pauvre petit. Josh choisit ce moment-là pour s’exprimer, comme pour détourner l’attention de la furie et laisser l’occasion au serveur de se terrer.

« C’est pas tout, miss Blake, mais on la joue comment, cette partie ? »

Un choix de terme délibéré pour contredire sa précédente affirmation, juste histoire d’agacer un peu cette pauvre Aria. Après tout, elle n’avait pas qu’à s’outrer de se retrouver avec lui alors qu’elle venait tout juste d’être débarrassé de Greg – c’était vexant, pour Joshua, que son humour soit comparé à ce stupide incapable, même s’il n’en montrait rien jusque-là. Quelle idée.

Est-ce que ce babouin essayait réellement de lui donner une leçon de savoir-vivre ? Aria en eut un air scandalisé -peut-être un petit peu exagéré- et détourna délibérément la tête de son malotru d’équipier, telle la princesse entamant une peste bouderie, persuadée d’être dans son bon droit. Ce qui lui permit de noter le serveur qui observait Joshua avec un air béat : à l’évidence, le Peacekeeper du dimanche avait gagné le respect du pingouin. Pas étonnant. Oser défier son Altesse, seuls les plus fous ou les plus courageux s’y aventuraient. Mais Aria était d’avis de classer Stone hors-concours : il devait tout simplement être crétin.

Elle profita de sa bouderie pour surveiller l’avancée de leur traque du jour. Nerveux. Suspicieux. Angoissé. Une capuche sur la tête, mains enfoncées dans son sweet, démarche rapide. Indéniablement louche. D’après son dossier, il avait un contrôle sur la chaleur qu’il pouvait faire grimper de façon assez désagréable. Si son attitude anxieuse pouvait jouer en la faveur des Peacekeepers, elle pouvait tout aussi bien le rendre dangereux et Aria n’avait pas envie de vérifier si le garçon pouvait déclencher un incendie. Répondre devant Sean de la destruction du quartier l’ennuierait passablement, d’autant plus qu’elle ne supporterait pas de se faire engueuler par ce sale traitre qui lui cachait des informations sur sa sœur.
Reportant son attention sur Joshua, Aria se demanda s’il savait, lui, qu’Eryn Blake était activement recherchée, et s’il lui souriait en cachant une mièvre hypocrisie sous ses taquineries quotidiennes. Se sentant bouillir, elle souffla comme en réponse à la provocation du sale flic et posa sa tête sur sa main d’un air désespéré. Quelle andouille, ce type.

- Vu la marchandise, répondit-elle, je ne suis pas sûre que l’intercepter au milieu d’un café soit particulièrement intelligent.

Mieux valait ressembler à un dealer qu’à un Peacekeeper…
Plus sérieusement : des tas de facteurs pouvaient faire, dans un café plutôt populaire, qu’une fiole de NéoSerum n’atteigne pas une cible parano.

- Soit on prend le risque de faire un feu de joie pour notre chef préféré, soit on corse un peu la course.

Qu’elle était mignonne, à caractériser la cible comme de la marchandise ! La jeunesse faisait preuve de tellement de zèle, de nos jours, c’était charmant et futile à la fois. Ce n’était pas comme s’ils allaient être entendus de leur proie, et leurs voisins de table immédiats étaient bien trop occupés à déblatérer leur idioties avec la ferveur des individus éméchés. Oh, bien sûr, Joshua se moquait comme s’il ne s’agissait pas d’Aria ! Dans le fond, il n’ignorait pas qu’elle n’avait rien de ces blancs-becs qui faisaient leur petit numéro ; elle prenait son travail avec sérieux et, en dépit de ces critiques, la ruse de la jeune traqueuse était plus que valable.
Aucune de ses propositions ne lui convenant pour autant.

L’idée, lumineuse, lui traversa l’esprit tel un éclair de génie.
Il tapota son blouson pour vérifier qu’il avait bien les capsules de Neo Serum dans sa poche intérieure et lança à Aria un regard entendu :

« Ou alors, on assaisonne sa boisson pour le rendre inoffensif ? »

Encore fallait-il trouver un moyen de verser un peu de substance verte dans une boisson où cela ne se verrait pas trop tout en faisant en essayant de faire en sorte que la solution ne s’évapore pas. La théorie sur le Serum était, même au sein des Peacekeepers, au stade expérimental. Lancer la fiole à ses pieds au milieu de cette foule était une solution éventuelle aussi, mais cela pousserait l’individu à fuir, et il faudrait lui courir après. Il pourrait aussi avoir une autre arme sur lui, un couteau par exemple, et pourrait alors prendre un innocent en otage… Rien de bien réjouissant. L’idéal, ce serait de lui faire ingérer cette… chose à son insu. Mais pour la technique, il préférait s’en remettre à Aria, elle était certainement bien plus ingénieuse et subtile que lui (du moins, l’espérait-il).

L’idée de solliciter le serveur apeuré lui avait bien traversé l’esprit, mais il ignorait encore comment mettre à profit le caractère couard de l’individu. C’était peut-être un risque qu’il n’était pas prêt à prendre. Hmpf, pas du tout, même.

Ce n’était certes pas les oreilles de leurs bruyants voisins de table qui inquiétaient Aria, mais plutôt celle de l’éventuel rendez-vous du mutant : que venait-il faire dans ce café, après tout ? Vu la dégaine terrifiée qu’il tirait, elle doutait franchement qu’il ne vienne que dans le but de se détendre en terrasse…
Il entra au moment même ou Aria lançait un regard dubitatif sur la poche de Joshua : le NeoSerum… ça s’ingurgitait, ce truc ? La donzelle n’en était franchement pas sûre, et en dépit de son Peacekeeperisme impliqué, elle n’avait pas envie d’avoir la mort d’un inconnu sur la conscience à cause d’une expérience ratée !

- Ca risque pas de lui filer des boutons… ? repartit-elle avec un air dégoûté.

Euphémisme pour exprimer son scepticisme appuyé quant au plan de Joshua. Néanmoins, s’ils le filaient à sa sortie du café, ils risqueraient de le perdre et à la façon qu’il avait de fixer la rue tout en s‘asseyant à une table reculée, il pouvait même avoir des renforts. Il allait falloir agir rapidement et les scénarios où se multipliaient fuites et prises d’otages défilant dans l’esprit d’Aria finirent par la faire opter pour la proposition peu engageante de son partenaire.

- C’est parti… fit-elle en couvant des yeux le serveur qui s’en allait prendre la commande de son nouveau client.

Café, manifestement. Parfait. Suffisamment noir, sentant suffisamment fort.
- Il faudrait qu’on ne me voit pas trop, fit-elle à Stone avec un regard appuyé.

Elle calcula son timing et se leva avec humeur, sa propre tasse en main, entrant dans son rôle et fusant vers le serveur qui s’apprêtait tout juste à repartir avec sa commande.

- Vous ! Avez-vous décidé de me gâcher la journée ? persiffla-t-elle quand elle fut proche, ce café est imbuvable ! Je vous suggère de m’en faire un autre ! Et bien ? Posez ça espèce de mollasson, allez !

Peu de temps. Aria saisit une fiole de NéoSerum à sa ceinture, une petite soucoupe à sa droite, parée à empoisonner le café et emprisonner chaleur et fumées nocives…

Joshua haussa les épaules face à l’euphémisme d’Aria. Il préférait largement prendre le risque d’une éruption cutanée plutôt que d’un cataclysme infernal où ils agoniseraient dans une fournaise. Il avait déjà vu le NeoSerum injecté, il l’avait vu inhalé… Alors pourquoi ne pas le mélanger dans le café ? Bon, d’accord, cela avait des allures d’expérimentation diabolique d’un petit chimiste inexpérimenté… Mais c’était toujours mieux qu’un feu d’artifice, non ?

La chose à craindre, c’était la réaction. S’il était armé en plus d’être un dangereux mutant, s’il prenait un otage, s’il décidait de ne pas se rendre, il allait falloir composer avec. Heureusement, ce genre de chose était tout à fait dans les cordes de Joshua, et il se tenait alerte, prêt à réagir au moindre signe de réaction violente.

Il répondit au regard appuyé de son acolyte d’un lent hochement de tête. S’il pouvait en prime constituer une source de distraction, cela serait parfait. Enfin, toujours était-il qu’on allait la voir ; comment échapper à miss Blake ? Impossible. Il la connaissait suffisamment pour savoir qu’elle allait houspiller encore ce pauvre serveur pour un café qui n’était même pas catastrophique, préparé avec soin, de mains tremblantes de terreur… Ah. Sacrée Aria. Elle était une attraction à elle toute seule. Sans cela, ce n’était pas la peine qu’il la fâchât si souvent. Il ne fut donc en rien surpris de la voir se diriger de son pas impérieux vers sa – ses – victime(s) pour mettre le plan machiavélique et diablement intelligent en exécution. (Quoi ? Flattons l’orgueil de notre homme, un peu !)

Diversion.
Pour ne pas paraître suspecte, elle devait être en accord avec le comportement d’Aria mais suffisamment insolite pour que leur cible se détache de la dispute pour qu’Aria terminât son manège. Bien. Il fit mine de jouer avec le moutardier sur la table, serra les dents en avisant sa blessure sur l’avant-bras, se leva d’un bond, jurant de surprise et de douleur avant de s’exclamer :

« Princesse, j’ai mis de la moutarde sur ma coupure, ça fait un mal de chien ! »

Douloureusement insolite.
Efficace.

Aria lança un discret et rapide coup d’œil pour voir qui serait susceptible de déceler son manège : une mère de famille avait les yeux rivés vers le comptoir, un type ahuri laissait son regard vagabonder un peu trop arbitrairement et un crétin la reluquait d’une façon fort peu courtoise… Bien que cachée par le bar, Aria ne voulait prendre aucun risque, son temps était limité toutefois ! Elle lança une dernière œillade à Joshua et…
Ecarquilla les yeux… Qu’est-ce que cet idiot était en train de…

« Princesse, j’ai mis de la moutarde sur ma coupure, ça fait un mal de chien ! »

Incroyable… Aria eut un arrêt d’une fraction de seconde, ébahie qu’une telle stupidité puisse être aussi redoutablement efficace puisque, de fait, tous les regards étaient rivés sur Joshua et seulement lui…
Une fraction de seconde.
Vite.
Elle procéda à son méfait avec des gestes précis et parfaits : dégager la fiole d’un mouvement sec, dans le café, assiette sur la tasse, fiole dans la poche. Le Néoserum et ses vapeurs étaient pris au piège.

- Et donc, tu veux un bisou magique ? repartit-elle d’une voix claire mais d’un ton blasé, masquant tant bien que mal le fou rire qui menaçait d’éclater.

Elle se tourna vers le serveur :
- Café.
Elle récupéra sa commande et pointa un doigt sentencieux sur l’autre tasse recouverte d’une soucoupe, sans un mot, toisant le serveur comme le dernier des imbéciles incapable de l’élémentaire intelligence qui permettait de garder une boisson chaude quelques instants. Sur ce, elle repartit sa propre tasse en main, la fit malencontreusement tomber dans un gracieux déséquilibre sur la cuisse de son reluqueur et lui reprocha sa propre maladresse avec un tel talent qu’elle se fit offrir une troisième tasse de café. Puis, piquant des serviettes en papier sur une table, elle s’approcha de son partenaire pour l’aider à panser délicatement sa blessure meurtrie… C’est à dire qu’elle appuya machiavéliquement sur la plaie.
- Pauvre petit valet si maladroit, fit-elle avec une compassion exagérément feinte.
Et la princesse ne put retenir son hilarité plus longtemps.

Il ne pût s’empêcher de sourire bêtement à son public. D’une part, parce que les réactions étaient encore plus hilarantes que sa propre bêtise et d’autre part, parce qu’il devait tenir son rôle d’attardé ultra canon – eh, quoi ? Il n’y avait aucun mal à trouver son propre physique avantageux, si ?

En plus, il s’avérait que la mission empoisonnement se portait bien ! Voilà qu’Aria revenait, non sans faire tout un petit cinéma autour d’elle. Il lança un regard mauvais au reluqueur par pure habitude, mais se garda bien d’intervenir ; Aria n’apprécierait certainement pas l’intervention d’un idiot de serviteur. Ceci étant, il tendit bien gentiment son bras – dont la blessure le piquait affreusement, il espérait que, la Princesse qui s’étouffait de rire aurait au moins la bonté d’apprécier son sacrifice – et se laissa sagement penser, en dépit du traitement des moins délicats qu’il subissait. D’ailleurs, ce fût insolent et souriant de toutes ses dents qu’il demanda, d’une voix claire, sur les intonations du gamin qui venait – encore – de faire une connerie :

« Je peux avoir mon bisou, maintenant ? »

Non pas qu’il l’espérait – pauvre petiote, si jeune, cela devait être dur de résister à son charme ! [Hélas ! la dizaine d’années qui les séparait ne – … diantre, qu’elle était jolie…] – mais il devait encore et encore tenir son rôle simplet pour ne pas attirer l’attention, sinon, n’importe quel imbécile heureux penserait à une diversion. Au mieux, dans leur cas, ils pencheraient plutôt sur des acteurs qui, en manque de public par les temps qui couraient, s’adonnaient à une prestation improvisée et loufoque. Oh ! Quelle belle couverture cette comédie ferait ! Aria avait un don pour le théâtre, il en était certain, vu de quelle façon elle se donnait en spectacle au quotidien, le menton haut en signe d’altesse dignité et déclamant chacune de ses répliques avec soin. Oui, c’était une actrice née !

Il jetait un discret coup d’œil à leur cible, guettant le moment où il quitterait son journal anxieusement feuilleté pour son café amélioré. Qu’il le respirât, au moins ; l’effet devrait suffire.

Plutôt qu’un bisou, Joshua eut droit en tout et pour tout à un ongle affuté méchamment enfoncé dans sa plaie, flanqué d’une lumineux sourire. Séchant quelques larmes de rire, Aria se rassit souplement à la table, regardant avec un œil de chat son troisième café arriver jusqu’à la table, décochant un ravissant rictus carnassier au serveur proche de la syncope.
Ce qu’elle aimait terroriser ce genre de gringalet…

Comme la représentation n’était manifestement pas terminée à voir le nombre de regards encore braqués sur eux, Aria reprit :
- Tiens-toi un peu tranquille, capricieux personnage, intima-t-elle, quelques éclats de rire encore accrochés à la voix, tu déranges ces messieurs dames !
Et tout en vrillant sur lui deux yeux ambrés rieurs, elle écarta avec une lenteur toute calculée le moutardier de la zone de Joshua.
Elle relança un œil alentour : bien, la plupart es auditeurs avaient compris le message.

La cible n’avait pas encore touchée à sa tasse… Aria but une gorgée du son propre café et avisant une tablée qui se croyait de toute évidence à un dîner spectacle, prit sa voix la plus gnangnan et son regard le plus glacial :
- Pour une nouvelle cabriole de notre bébête préférée, il faut lui donner un susucre, merci.
Les derniers regards se détournèrent enfin du duo de choc. Bien. Aria envoya un affectueux coup de coude à son partenaire :
- Tu t’arrêtes jamais, hein ? fit-elle avec un clin d’œil.
Ha. La cible bougeait ! Il amena sa tasse jusqu’à lui et Aria dû se faire violence pour ne pas le fixer avidement, quelque peu inquiète quant à la mixture encore inédite qu’elle avait concoctée de ses blanches mains dès lors responsables de ce qu’il se passerait…
- Tu parviens même à…
La cible approchait la tasse…
- … à plaisanter quand…
La cible prenait la soucoupe…
- … quand on te demande un service…
La cible retirait la soucoupe…
- … sérieux…
Aria s’empressa de boire d’une traite son café pour s’empêcher de transpercer la proie du regard et ainsi se trahir bêtement. Ils allaient bientôt savoir.

Joshua commençait à regretter toute la mise en scène : Aria était probablement trop douée à ce jeu-là. Ridiculiser son auguste personne une petite minute, il le tolérait encore, son physique pardonnait tout. Mais à trop en faire, justement, on ne dirait de lui qu’il n’avait que le physique ! S’ensuivrait alors une série de femmes calculatrices et cupides désireuses d’avoir un homme de compagnie bien mignon à montrer aux copines, docile et serviable, auquel il faudrait demander de se taire. Ciel. Il visualisait déjà l’odieux cauchemar ; la vision s’imposa à lui avec une telle clarté qu’il faillit se révolter et ruiner toute la magie de l’instant. La mission, se souvint-il. La mission passe avant tout.

Il poussa un gémissement grave quand elle lui enfonça l’ongle dans la plaie et lui lança un regard torve – oh, c’était un mot que la Princesse n’aimait pas, ça, il en était certain – autant pour conserver son rôle que pour lui signifier combien elle payerait cher ses taquineries. Heureusement, la talentueuse actrice parvint à détourner l’attention d’eux. Ouf.

Josh leva les yeux au ciel. Plaisanter ? Mais il ne plaisantait pas, il avait agi dans la précipitation et n’avait pas trouvé mieux comme idée…

« Tu crois vraiment que ça m’amuse ? »

La question purement rhétorique et posée sur un ton affable avait trahissait sa lassitude face à sa propre bêtise. Au moins, il avait eu le mérite de faire rire la Princesse. Il espérait juste ne pas se transformer en bouffon avec le temps

Il s’autorisa à jeter un coup d’œil à la cible qu’après qu’Aria l’ait lâchée du regard ; hélas, l’homme avait repoussé son café en attendant qu’il refroidît. Il se pencha sur sa collègue pour lui murmurer :

« Je me poste près de l’entrée. »

Le plan était évident. Une fois qu’il aurait entamé son café, Aria s’annonçait en tant que Peacekeeper, l’homme fuyait par réflexe et fonçait tout droit vers Josh. Et le piège se refermait. Du moins, l’espérait-il. En plus, il avait déjà repéré une jolie blondinette avec qui flirter en attendant le moment décisif.

Cinq minutes passèrent… La cible ne semblait pas décidée à entamer son café. Aria se mordillait la lèvre tout en jouant avec sa tasse d’ores et déjà vidée, lorgnant l’entrée du café où son idiot de partenaire flirtait. Quel andouille ! Certes, rester planté sans rien faire aurait été plutôt louche mais… C’était impardonnable : Aria passait pour la nunuche délaissée pendant que son ami s’arrangeait un toit pour la nuit ! Ce rustre ! Et Aria était bien forcée de jouer le jeu pour ne pas dénoter : aussi faisait-elle de son mieux pour paraître terriblement jalouse. Jalouse pour un clown, d’une pimbêche peroxydée. Heureusement qu’elle était bonne actrice.

Le jeu dura un couple de minutes encore, avant que la princesse ne s’impatiente. D’autant que le NéoSerum risquait de s’évaporer complètement, si tel n’était pas déjà le cas, étant donné la nature de la substance. Aussi prit-elle une voix boudeuse et clama :
- Un autre café ! Et plus fort cette fois-ci !
Tous les regards, se tournèrent vers elle. La cible aussi. Aria lui esquissa un petit sourire à la fois penaud et vexé, et appuyant son menton contre sa main, lança un regard mélancolique vers l’extérieur – sur Josh. Bouh.

Scène ridicule en perspective. Le pingouin apporta la commande, et tout en tournant la tasse entre ses doigts, Aria fixa la cible jusqu’à happer son regard. Elle leva alors sa tasse, armée de son sourire le plus charmeur, comme pour porter un toast. La cible fit de même avec un air timide et tous deux burent une gorgée.
Quel crétin.
Le mutant fit une terrible grimace, prit la tasse à deux mains… attendit… panique… Héhé, café froid ? Si tel était le cas, il n’avait pas pu le réchauffer.

Aria se leva souplement et se dirigea vers lui de son pas élégant :
- C’est gentil de m’avoir accompagnée, le réconforta-t-elle, Peacekeeper. Désolée.

Elle crut l’avoir foudroyé. Pas pour longtemps : le mutant bondit de sa chaise, surprenant Aria qui ne put que lui faire une méchante griffure au poignet en tentant de le rattraper.
A Josh.

Quelle moue boudeuse adorable ! Quelle jalousie exquise !

Joshua s’enorgueillissait volontiers de la comédie d’Aria. C’était tellement plus distrayant que sa propre mise en scène, qui était bien au-deçà de ses prestations habituelles. Vraiment, avec sa prestance naturelle et son physique de rêve, il n’avait pas besoin de toutes ces fioritures ; il n’y avait que les petites frappes pour se targuer de techniques de drague aussi ridicule que les mimiques qu’il s’évertuait à copier. Accoté à la porte avec nonchalance, sourire en coin mystérieux et voix basse aux graves tonalités, il incarnait à merveille le cliché du charmeur. Le pire, c’était que la jolie blonde qui lui faisait face, le dévorait des yeux avec une ferveur propre à la jeunesse.
Pauvre gosse.

Il faisait mine, parfois, de jeter un regard à sa partenaire faussement ( ?) jalouse et dû s’astreindre à sortir quelques phrases toutes faites, plus à l’adresse des oreilles indiscrètes qu’à la donzelle aux grands yeux de biche. Mais, se faisant, il guettait le comportement de leur cible. Allons bon. Ne pouvait-il pas boire ce satané café ? Plus il s’attardait auprès de la midinette, plus difficile ce serait de s’en débarrasser.

Ah, enfin de l’action.
À peine la cible eût-elle bu son café à la grimace que déjà, Aria entrait dans la danse de son altesse démarche, employa un ton professionnel à souhait – ah, cette petite avait tout pour plaire ! – et s’annonça comme étant Peacekeeper. Et l’autre décampa. Oh, non, Aria aurait-elle des airs de sorcière ? Princesse tyrannique et terrifiante au point de voir détaler ses interlocuteurs ? L’image était particulièrement amusante aux yeux de Josh, qui ne s’étala pourtant pas sur le sujet. Au boulot.

Il écarta d’abord la blondinette, puis il carra les épaules, prêt à l’impact. L’homme arrivait bien trop vite, trop focalisé sur Aria pour voir Josh. Et, ne pas pouvoir utiliser sa mutation devait le handicaper aussi, ruinant sa concentration. Du moins croyait-il. Car l’homme bifurqua soudain pour se précipiter dans le local de service… Une autre issue ?

« Et merde. »

Joshua s’élança à sa suite.

- Oh non… maugréa Aria en voyant décamper la cible sans passer par la case Josh.

Pourquoi fallait-il toujours galoper, dans ce boulot ? Est-ce qu’au moins un mutant, un jour, avouerait sa défaite avec un sourire beau joueur ? Lancerait-il une mode ? Pourrait-elle alors venir bosser avec des chaussures décentes plutôt qu’avec ces immondes tennis de sport ?

Joshua passa devant elle comme une flèche, saisissant la porte du local avant qu’elle ne se referme, et entama la volée de marche qui se trouvait juste derrière.

- La rue d’en dessous ? demanda sèchement Aria, déjà à moitié sortie, au serveur qui s’empressa d’acquiescer.

Et les affreuses tennis se mirent en marche, ou plutôt en course, alors que la princesse reprenait son petit boulot : traqueuse. Elle sortit du café en louvoyant avec une rapidité féline entre les passants, et contourna le café, descendant la courte ruelle qui menait en théorie à l’issue imprévue de l’établissement. Bingo.

Aria pila devant la porte et arracha presque la poignée en voulant l’ouvrir : fermée. Ah. Voilà qui n’était pas au programme, mais finalement c’était pas si mal : le mutant était pris au piège avec Joshua à l’intérieur. Pauvre petit, elle n’aurait échangé sa place avec lui pour rien au monde… Hélas… Avec une moue ennuyée, Aria avisa la petite vitre entrouverte qui devait longer le plafond de la cave. Flûte, elle pouvait l’atteindre. Elle escalada une poubelle avec la grimace la plus princière de son registre et se hissa par l’ouverture, faisant une jolie acrobatie pour retomber de l’autre côté, sur ses immondes tennis.
La princesse était dans l’arène. Pas de comité d’accueil, pas de fanfare, à vrai dire, il n’y avait pas un son, rien qui n’aurait pu lui indiquer vers où se diriger. Soit les deux larrons s’étaient entretués, ce qui semblait trop aimable pour être vrai, soit l’un pistait l’autre qui se planquait. Et qui ne s’attendait pas à un deuxième chasseur à l’affût.

Tous ses sens en éveil, Aria avança prudemment, faisant le moins de bruit possible, prête à bondir à la première alerte venue.

Spoiler:

Qu’il courrait vite, le larron !
Joshua n’était pas à son avantage, dans le couloir étroit, avec pour obstacles étagères et cartons en vrac. Non, vraiment, il n’avait pas la carrure pour ce genre de course poursuites, il ne pouvait même pas allonger la foulée pour laisser travailler ses muscles puissants, non, non, il devait faire preuve d’une qualité curieuse : l’agilité. Mais vous avez déjà essayé de courir en crabe, vous ? C’était plus un exercice pour Aria, ça. Mais il n’entendait pas le pas svelte de sa coéquipière derrière lui… Bah, elle devait trouver un autre chemin, il avait confiance. Enfin, il ne comprenait pas tellement pourquoi il se coltinait la partie de la course poursuite la plus mauvaise pour le teint : un nuage de poussière par-ci, une flaque non identifiée par-là… Et l’autre brindille qui continuait de galoper ! Dire que Princesse se plaignait de ses chaussures… Elle n’avait qu’à travailler en jolis petits escarpins. Et en jupette. Vraiment, il ne dirait pas non.

Pauvre Josh, voilà qu’il prenait du retard. Plus loin, il entendit une porte s’ouvrir puis se fermer dans un grincement peu aimable. Il lui fallut encore un moment pour défoncer la porte – ahah, le malin, il avait glissé une chaise sous la poignée, évidemment – avant de se trouver dans un débarras – cela n’était pas déjà le cas avant ? Il aurait juré, au vu de la poussière et des cartons – sombre et silencieux. Génial.

Pas fou, et plus par intimidation qu’autre chose, Joshua dégaina lentement son arme à feu – il n’aimait pas beaucoup ces choses-là, mais bon – et s’avança à pas prudents, cherchant sa cible du regard, et priant pour qu’elle fût bien dans les parages, à sagement l’attendre dans un recoin, plutôt que carapatée pour de bon. Allez, Josh. Inspire. Expire. Prends ton temps. Il serait bête de se faire avoir par surprise par un mutant à la mutation neutralisée tout de même. Et puis, il y avait une coéquipière qui ne devrait pas tarder à montrer le bout de son nez. Alors, le piège se refermerait.

Princesse, y es-tu ?

Franchement, cette situation était stressante au possible. Aria avait l’impression d’être dans l’une de ces maisons hantées de fête foraine : quelque chose allait forcément arriver sous peu, lui sauter à la figure et lui arracher un hurlement strident… mais quand… ? C’était… Stressant… Elle avançait prudemment, arme au poing, zieutant tout autour d’elle… La pénombre de la cave n’était pas l’idéal pour repérer un mutant en planque, et le brouhahaha du café l’étage l’empêchait de concentrer son ouïe sur des sons plus subtils comme une respiration haletante, un bruissement de tissus, un pied qui glisse… Elle se sentait affreusement démunie et détestait ça. Pire : Joshua devait être dans le même état quelque part et si jamais ils tombaient l’un sur l’autre, c’était la crise cardiaque assurée. Pour elle, du moins.
Allez, doucement… concentration… un indice… Là ! Aria se retourna, pointant son arme sur… une vieille horloge, d’accord. Il lui avait pourtant sembler entendre… ? Là ! Aria pivota sur sa droite : quelqu’un était passé dans le coin de son champ de vision, elle en était sûre ! Bordel, est-ce que c’était un film d’horreur ? Il lui semblait entendre la musique d’Akira Yamaoka emplir ses oreilles… Elle détestait ça, elle détestait ça ! Aria préférait mille fois affronter dix mutants en chair et os armés jusqu’aux dents, plantés devant elle, plutôt que d’être un genre d’asticot luminescent se tortillant dans une froide pénombre sous les yeux hilares de crocs bavouillant… Des yeux sur des crocs… Voilà une image qui faisait froid dans le d…
- Ha… Tiens… Salut…
Au détour d’une pile de bric-à-brac, un bond de cœur plus tard, Aria se trouvait juste derrière le mutant qui la regardait avec des yeux paniqués…
- Donc…
La peacekeeper était quelque peu prise au dépourvu…
- Je disais… Peacekeeper ?
Arme tendue, elle remarqua alors… Ce mutant… il était très pâle, à bout de souffle et suait abondement…
- Beurk… Euh… Stone ? Stone t’es dans le coin ? J’ai notre bonhomme mais… il a pas l’air bien…
C’était pas à cause du sérum… pas vrai ?

La tension grimpait à mesure qu’il avançait dans l’obscurité ; Joshua se sentait un peu oppressé par son métier de Peacekeepers, parfois. Garde du corps, c’était quand même bien moins compliqué et bien mieux payé. Oui, curieuse idée qui lui traversait l’esprit en cet instant, alors même qu’il demeurait aux aguets, avançant à pas prudents et contrôlant sa respiration…

Oh ! Aria l’avait devancé ! Cette petite avait du talent et lui épargnait une éventuelle attaque ! C’était que, prendre un coup ou se faire une frayeur, c’était mauvais pour son teint. Mais. Avait-il bien entendu ? Non, il n’avait pas rêvé. Elle l’avait appelé par son nom de famille, alors que plus tôt, c’était son prénom qu’elle avait employé ! Hm. Quelle était donc ce revirement de situation ? A bien y réfléchir, qu’employait-elle le plus ? En quelles occasions ? Lui donnait-elle du « Stone » en cet instant pour souligner le côté professionnel et l’appelait plutôt « Joshua » lorsqu’elle faisait valoir ses droits de Princesse ? Serait-ce un signe comme quoi elle respectait le fait qu’il fût son aîné et partenaire ? Il laissa de côté ses réflexions stupides lorsqu’il se rendit compte que, effectivement, ce n’était ni le lieu, ni le moment de s’interroger sur les considérations de miss Blake et que le mutant n’était pas normal du tout.

Remerciant une fois de plus cette bonne idée qu’il avait eu de s’engager chez les pompiers dans sa jeunesse, il rangea son arme, comptant sur Aria pour le couvrir et s’approcha du mutant. Après lui avoir dit qu’il n’avait rien à craindre et que, de toute façon, il n’avait pas le choix, il prit son pouls et observa ses pupilles ; sous ses doigts, il avait la peau glacée. Puis il retira sa veste et la jeta sur les épaules de leur cible, tout en expliquant à Aria :

« Le Neo Serum a juste fait son travail, je crois. Il est glacial ; son corps a cessé de dégager de la chaleur. Il faut le ramener au poste très vite. »

Et trouver une solution.

Aria regarda d’un œil sceptique, le sourcil bien haut, Joshua retirer galamment sa veste pour la déposer, tel le chevalier servant à l’écoute de sa demoiselle en détresse, sur les épaules frigorifiées du mutant. Soit. Après tout, ce n’est pas parce qu’on avait des airs de macho super-hétéro qu’on ne pouvait pas avoir des petits clichés de galanterie ambigus… Et puis finalement, peut-être que cette attitude si virile cachait quelque… Aria cligna des yeux et se reconcentra sur la scène, arme toujours tendue, rictus néanmoins goguenard aux lèvres. Certes il était élémentaire de couvrir un malade qui allait manifestement tourner de l’œil, mais elle ne pouvait empêcher sa cervelle d’ex-midinette à l’affût du moindre indice pour un scandale de fonctionner…
Elle resta interdite devant l’analyse de Joshua :
- Quoi ? Je croyais que le Neo Serum ne faisait que leur retirer leur don ! Son corps devrait être à 37 degrés, comme tout le monde ! Votre corps était bien à 37 degrés avant votre mutation, je me trompe ?
Pris entre la hargne et la peur, le mutant acquiesça.
- Joshua Stone… fit-elle en donnant un coup de tête vers la sortie pour suggérer à leur proie de se mettre en marche, si ce pauvre type se transforme en bonhomme de neige parce que j’ai participé à ton plan irréfléchi, je te persécuterais au centuple de ma culpabilité !
La porte qui donnait sur la rue était simplement fermée avec un gros verrou, elle lança un regard insistant à Joshua pour qu’il l’ouvre, occupée qu’elle était à surveiller le mutant –qui certes semblait tout à fait inoffensif mais savait-on jamais…

La porte s’ouvrit, le mutant sortit et… Oh, surprise ! Le comité d’accueil était enfin arrivé !
- Mauvais timing, les gars… maugréa Aria, en avisant la scène…

Deux types leur faisaient face. Un lourdaud qui tenait un parpaing dans chaque main comme il l’aurait fait d’une pille d’assiette en carton, et un second plus efflanqué qui semblait relativement normal, m’enfin les deux semblant très copains, et à moins que le premier sirote des stéroïdes au p’tit dej’…

Ah, ben, évidemment, il fallait maintenant essuyer l’ire de la Princesse quand bien même il n’y était probablement pour rien ; le Neo Serum était souvent injecté à défaut d’ingéré ou inhalé ; il n’y avait pas moyen que ce fût la raison de l’état du mutant. Du moins, il en était convaincu et refusait tout simplement de se voir attribuer ce genre de torts alors qu’il faisait tout simplement son travail. Saisissant son arme pour faire sauter le verrou, il jeta un regard oblique à Aria. Ce n’était pas vraiment le moment de faire savoir ses royales pensées ; d’ailleurs, il ne se donna même pas la peine de répondre, si ce n’était pas la démonstration de son dédain agacé. L’heure était à l’efficacité, rien d’autre. Une détonation, une visée parfaite ; la porte s’ouvrit selon le gré de la princesse.

Il lui fallut quelques instants pour que sa vue s’adapta à la soudaine luminosité hivernale. Le froid mordant le surprit aussi, ainsi privé de sa veste, et il fronça les sourcils à l’idée de devoir faire le trajet par ce froid. Hé, non pas qu’il était frileux, mais il faisait quand même frisquet, là, et monsieur restait tout de même un tant soit peu humain, en dépit de son physique d’Apollon et autres détails qui faisaient de lui une personne exceptionnelle.

Il avisa le comité d’accueil avec une mine atterrée.

« Vous ne voudriez pas repasser plus tard ? On est un peu occupés, là… »

Cette journée craignait vraiment. Ou du moins, cette mission. La comédie moutardée, le Neo Serum qui faisait des siennes, et maintenant, des mutants qui voulaient visiblement lui refaire le portrait ? Normal. Les parpaings étaient plutôt inquiétants, d’ailleurs. Il n’imaginait pas le genre de dégâts que pouvaient faire ces choses-là. Son pauvre teint. Des blessures trop graves nuiraient à son sex-appeal.

Négocier d’abord.

« Je suis sérieux, les mecs. Votre pote va y passer si on l’amène pas vite à l’hôpital. »

Allez, sois-gentil, petit mutant, et dit à tes potes que tu veux venir avec nous ! songeait Josh avec ferveur.

Aria, même avec les bras tendus, flingue en main, parvint à glisser dans tout son corps cette attitude de princesse suprême commençant à s’impatienter devant l’impertinence de ses sujets. Avec une mimique indulgente, elle laissa son valet parler et attendit que les gredins s’effacent. Sauf qu’ils restèrent sur place.

- Trevis, commença le type aux parpaings, on peut pas te laisser avec ces connards, tu l’sais bien.

Ces… ? Pardon, ces… ? Connards ? C’est donc comme ça qu’on la remerciait de mettre ses nerfs délicats en stand-by ? Elle eut l’extrême bon goût d’attendre la réponse de la proie qui… ne parvint pas à parler, des tremblements secouaient tout son corps et ses lèvres semblaient scellées par une teinte violacée plutôt inquiétante. Aria lui lança un regard circonspect, puis répondit :

- Nous lui donnerons au moins de quoi se réchauffer et nous avons surement un meilleur équipement médical que vous pour calmer cette crise. A moins de lui offrir une anesthésie à coup de briques, je crois que vous ne pouvez pas en dire autant.

Le balourd posa sur elle des petits yeux brillants, mais la dangereuse pente prise par ses sourcils annonçait l’orage.

- Vous allez l’envoyer à Alcatraz !

Aria pinça les lèvres d’un air agacé : elle n’aimait pas qu’on lui rappelle cette épineuse partie de son travail.

- Oui, et vous êtes en train de l’envoyer droit à la mort.

Elle se mit à articuler lentement, comme en parlant à des demeurés :

- Il est en train de se changer en bonhomme de neige. C’est grave.

L’autre larron, qui ne l’avait pas encore ouvert, se mit à rire. Un rire grinçant, nerveux et franchement flippant.

- Grave ? C’est vous qui l’avez empoisonné avec votre cochonnerie !

Aria plissa les yeux, voulu répliquer, referma la bouche, puis haussa finalement les épaules :

- En fait, c’était sans doute stupide. C’était l’idée de mon collègue.

Elle ne savait pas exactement où elle voulait en venir, mais faire la peste et jouer la comédie, c’était ses deux armes favorites pour se sortir d’un mauvais pas.

Josh suivait l’échange avec l’attention d’un doberman, prêt à passer à l’attaque au moindre signe de menace. Gentil toutou, hein ? L’image aurait été parfaite, s’il n’avait pas eu à s’offusquer de la réplique de sa majesté. Il tourna vers elle un visage sidéré. À quoi diable jouait-elle ? Nombreuses furent les insultes qui manquèrent de franchir ses lèvres en cet instant. L’improvisation à la moutarde, les boutades, les accusations sournoises, encore, il pouvait encaisser… mais là ! Là ! Il y a avait un abus absolument intolérable. On ne remettait pas en cause l’efficacité professionnelle de Joshua Stone. Encore moins face à des mutants bien décidés à le broyer.

Bien que mâdame dût avoir une raison pour se comporter de la sorte – une espèce de tactique vicieuse de comédienne invétérée, probablement – Joshua ne s’en sentait pas moins blessé. Son amour propre venait de prendre un sacré coup, le plongeant dans une humeur sombre qui ne lui ressemblait guère. Inutile d’avoir l’air joyeux dans une telle situation, me direz-vous. Mais tout de même, un Joshua ayant d’autres préoccupations que la plaisanterie et son travail n’était plus tellement un Joshua, et sa mine, mi-atterrée, mi-sérieuse, s’ombrageait de menaces et d’agacement.

« Votre larron avait déjà des problèmes avant d’avoir ingéré le Neo Serum. Donc. Si vous tenez un tant soit peu à sa vie, vous allez gentiment nous laisser passer pour qu’il puisse être secouru pour de vrai. »

Il appuya tout particulièrement ses derniers mots, avec la ferme intention de notifier aux brutes épaisses passablement inutiles – les impressionnants parpaings en moins – qu’ils ne faisaient que les retarder avec leur futile tentative de sauvetage suicidaire.

En revanche, il se garda bien de leur signifier qu’une fois à la station, il s’empresserait probablement de faire quelques recherches sur ces ennemis qui lui faisaient face. Là encore, tout était une question d’ego ; s’il savait reconnaître une situation dans laquelle il était à son désavantage, il n’appréciait guère qu’on l’attaquât et le menaçât précisément lorsqu’il était chargé d’un handicap imprévu. Il ne pouvait pas leur tenir tête, et cela l’agaçait profondément.
Des renforts ?

Parpaing allait l’ouvrir de plus belle mais Aria coupa court avec un ricanement mauvais :

- Oui enfin, sauf si Joshua a une nouvelle brillante idée d’expérience avec le Néo Serum, t’as pas encore essayé d’en faire un shampoing ou de le tatouer, après tout !

Aria ne savait pas tout à fait ce qu’elle attendait. Une réaction, une simple réaction pour faire bouger la situation pourrait suffire à leur donner l’avantage. Elle se tenait prête à s’engouffrer dans la moindre faille, à jouer le tout pour le tout.

Bon. En scène. La princesse comptait sur l’intelligence puissamment invoquée de son collègue pour assurer leur survie en gardant les larrons en joue.

- Deux semaines que je suis là, fit-elle à l’adresse du scepticisme du plus fluet des mutants quant à son anti-professionalisme délirant, et je me cogne ses blagues débiles et ses dérapages sans rien pouvoir y faire parce que môssieur est là depuis plus longtemps et donc les bleus n’ont qu’à bien se tenir !

Se disant, elle avait tout bonnement cessé de pointer son arme sur les mutants et baladait son revolver au gré de sa gestuelle colérique quant à l’hypothétique despotisme de Joshua. Elle n’osait pas encore descendre son bras jusqu’à sa ceinture dans l’espoir d’attraper une fiole, mais elle espérait que son jeu plutôt osé scierait suffisamment longtemps ses spectateurs pour qu’elle s’en approche.

- Mais cette fois, dit-elle en agitant un flingue sentencieux en direction de Joshua, comme si le canon eut été son indexe pointé, tu es allé trop loin ! Regarde ce pauvre type il est… congelé ! Ecoutez les gars, tout ce que je peux vous proposer, c’est un échange, continua-t-elle en feintant un retour au calme, descendant enfin son bras armé le long de son corps, j’emmène quand même votre copain se faire soigner, mais je vous laisse ce sale type. Il a des infos.

Elle le désignait alors de son pouce gauche. Il suffirait juste que les deux idiots suivent le mouvement, regarde Joshua et hésite. L’affaire d’une petite seconde.
Et que Josh entre dans le jeu. Bien entendu.

Oh, Princesse, tu joues si divinement bien la comédie !
Pourquoi en faisait-il encore les frais ?

Une distraction pareille laissait Josh un peu perplexe ; il avait pour habitude de garder son plus grand sérieux pour ces occasions-là et laissait bien volontiers son talent inné pour se donner en spectacle pour le loisir. D’une part, son esprit très professionnel doutait que cela pût fonctionner – bien que la bêtise de leurs adversaires était plutôt convaincante – et d’autre part, il n’aimait guère en prendre plein la tronche pour le plaisir de faire du bruit. C’était que ces accusations étaient fausses et qu’elle mettait en péril son intégrité. N’aurait-elle pas pu trouver un autre sujet de conversation ? Et pouvait-elle arrêter d’agiter ce flingue sous son nez ?!

Au comble de l’exaspération – au moins, cela, il n’avait pas besoin de faire semblant – il poussa un profond soupir et se dirigea vers Parpaing. Il fallait impérativement qu’il se débarrasse de leur cible ; trop encombrante à trimballer, il ne pourrait pas venir en aide à Aria si cela dégénérait vraiment. Seulement, le laisser gisant au sol était une mauvaise idée… Le laisser aux mains de l’ennemi, par contre, serait simplement leur refourguer le désavantage.

« Vous permettez ? »

Sans autre forme de procès, il confia sa charge au mastodonte avant d’en revenir à Aria :

« Elle s’entend un peu, la princesse ? Non seulement tu es une bleue… »

Pour donner un peu de réalisme à la situation, il lui arracha son arme des mains. Il connaissait Aria, elle avait probablement quelque arsenal dissimulé quelque part :

« …mais en plus, papa n’est plus là ! Fini, les gens qui obéissent à tes moindres caprices, et il est hors de question que je me fasse trouer la peau à cause de toi, petite peste ! »

Il avait fini sa réplique d’un ton grondant et dangereux, carrant les épaules, la dominant de toute sa stature… et tournant ostensiblement le dos aux ennemis, couvrant ainsi Aria, désormais – pour une fraction de seconde – complètement à l’abri des regards. À elle de jouer.

Aria devait bien l’admettre : elle avait sous-estimé le caractère suicidaire de son collègue. Elle avait compté sur lui pour garder l’ennemi en joue pendant qu’elle faisait son cinéma dans l’espoir d’attraper une fiole, et voilà qu’au lieu de garder son sérieux, monsieur entrait les deux pieds joints dans son jeu ! Non seulement il donnait leur moitié… quart… sixième d’otage à l’autre camp, mais en plus il lui arrachait son arme des mains !
Désarmée et plutôt impressionnée, Aria n’eut aucun mal à poursuivre son rôle :
elle figea son auguste visage dans un « han ! » outré, stupéfait et épicé de cet air dédaigneux dans lequel elle excellait, puis fit mine d’avoir un mouvement de recul alors que Joshua, dos à l’ennemi -cinglé !- tel un écran ma foi plutôt massif –c’est qu’il était plutôt bien bâti le jeune homme…- commençait à l’engueuler. Tout son côté droit était en théorie invisible des deux mutants complètement ahuris par la scène, quoi que le plus fin des deux sembla prendre un grand plaisir à voir ces deux peacekeepers se retourner l’un contre l’autre.

- Petite peste ? répéta Aria en se perchant dans aigus, petite peste ? Alors là mon bonhomme, parlons-en de mon père ! Je te garantis que le jour où ce foutu barrage saute, ta tête subira le même sort !

Tout en pestant ce qu’elle savait, elle glissa lestement la main à sa ceinture, tentant de paraître le plus statique possible, comme bien campée sur ses gambettes à simplement brailler contre un malotru, et non pas à saisir deux fioles de Néo Serum…

- Si tu avais "bien gentiment obéis à mes moindres caprices", ce pauvre type ne serait pas congelé à l’heure qu’il est ! On ne serait pas dans cette ruelle sordide a parler de ton incompétence !

Elle ne put retenir une vague grimace inquiète alors qu’elle plongeait ses prunelles ambrées dans les yeux de Joshua avec un message clair : elle était prête à lancer la potion, restait à être prêt pour répliquer à n’importe quel coup qui viendrait en retour…