Jeffrey est né en tant que
fils de. Vous me direz, nous sommes tous le fils ou la fille de quelqu’un. Certes. Mais lui, il n’a jamais été le fils de n’importe qui. Longtemps, on ne l’a pas considéré en tant que Jeffrey Gallagher, mais en tant que fils de Harrison Gallagher. Et toute la différence réside en cela.
Harrison Gallagher était le fondateur de la Neo Corporation, une entreprise de technologie de pointe en avance sur son temps à l’époque. Il était un bel homme charismatique, un homme d’affaires implacable, un monstre des finances, une personnalité appréciée du pays et un mari exemplaire. On voyait souvent sa femme à son bras, une belle femme blonde au sourire si doux qu’il aurait pu faire fondre toutes les banquises du monde. La naissance de leur fils, un 4 juillet, jour de fête nationale, ne fut qu’une suite logique au joli couple qu’ils formaient. L’image du charismatique et sérieux Harrison Gallagher n’en fut qu’améliorée : en plus de tout le reste, il était désormais vu comme un père aimant, capable de s’occuper de sa petite famille tout en dirigeant une entreprise qui n’avait de cesse de s’accroître, de gagner en notoriété, de s’améliorer et de s’imposer sur le marché mondial. La presse n’eut de cesse de faire couler de l’encre sur le sujet, aussi bien sur l’entreprise en elle-même que sur son fondateur. Le moins que l’on puisse dire, c’est que Harrison Gallagher réussit sa vie.
Jeffrey n’avait pas vraiment conscience de tout cela, lorsqu’il était enfant. Il se souvient juste n’avoir manqué de rien, et avoir vu beaucoup plus souvent le sourire de sa mère que la stature de son père. Ce dernier était souvent absent mais sa mère lui expliqua très tôt que c’était normal.
Papa est au travail, lui disait-elle.
Il est au travail mais il rentre bientôt et il pense très fort à toi. A l’époque, Jeffrey n’y voyait rien à redire. Ce père qu’il ne voyait pas souvent, mais qu’il voyait quand même, le laissait toujours totalement admiratif. C’était son père, donc c’était le meilleur, c’était le plus fort, et il voulait lui ressembler. Lorsqu’il jouait, seul dans sa chambre comme un grand puisqu’il resta fils unique, il s’imaginait toujours être comme lui. Le meilleur, le plus fort. Il s’imaginait faire sa fierté.
***
Puis Jeffrey grandit. D’enfant, il passa à adolescent. Et les choses changèrent.
Son caractère évolua dans la logique des choses. Il était le fils unique d’un riche PDG et après l’admiration de l’enfance vint a rébellion de l’adolescence. Il était désabusé comme les autres jeunes de son âge, blasé par le monde, ennuyé par les gens, désillusionné par la vie. Il ne manquait de rien, alors il en avait marre de tout. À quoi pouvait-on s’accrocher lorsqu’on faisait tout ce qu’on voulait ? Il en avait marre de l’argent, il en avait marre des riches, il en avait marre de son père, il en avait marre de sa mère. Alors avec les autres gosses de riches de son école privée, ceux qui lui servaient d’amis, il passa ses années lycées à tenter de trouver un sens à la vie dans l’alcool, la cigarette et les joints. Ils faisaient le mur en sachant pertinemment qu’on les laissait sortir comme ils le voulaient, et ils essayaient de se donner un genre en se retrouvant sous les arrêts de bus pour s’en griller quelques-unes sous la pluie. Ils jouaient tous les désabusés, les mecs que rien ne pouvait atteindre, les mecs intelligents qui crachaient sur le système scolaire mais qui avaient quand même des bonnes notes pour ne pas trop se faire engueuler par papa et maman. Ils n’avaient aucune identité, ils étaient juste les enfants de leurs parents.
Les relations de Jeff avec son père et sa mère devinrent quelque peu houleuses, en toute logique, un adolescent en crise ne pouvant décemment pas s’entendre avec ses parents. Il ne pouvait pas vraiment reprocher quelque chose de concret à sa mère, alors il se contentait de l’ignorer et de lui répondre parfois sur un ton terriblement désintéressé ou ennuyé. Son père, par contre, c’était une autre histoire. L’admiration qu’il lui vouait pendant son enfance n’était désormais plus qu’un sentiment confus de frustration et de déception, à force de chercher à attirer son attention sans succès. Son père était quelqu’un d’inaccessible. Aussi bien au travail que dans sa vie privée. Et cela, il s’en était bien rendu compte. Alors pour réussir à capter son attention, il choisit la méthode la plus simple : celle du mauvais fiston. Il avait la répartie ironique, cynique, agaçante. Il avait des soupirs, des haussements d’épaules et des roulements de yeux irritants. Il avait des sourires entendus, hypocrites, provocateurs. Il mimait l’innocence avec tellement peu de conviction que cela passait pour du foutage de gueule. Il trouvait sa satisfaction dans les mimiques exaspérées des adultes et le reproche dans le regard de son père. Au moins, ainsi, il le regardait.
De toute façon, on le laissait faire. On n’avait pas de temps à lui accorder pour tenter d’arranger une stupide crise d’adolescence. On se disait que ça finirait par passer.
***
Et ce fut le cas, d’une certaine façon. À moins que cette crise d’adolescence n’ait laissé des séquelles dans son comportement adulte quelque peu trop égocentrique et excentrique que la normale. Malgré ces quelques années d’égarement, Jeffrey réussit à accumuler suffisamment de bons résultats pour entrer à l’université de Harvard. Enfin, avouons-le, il y eut quand même une petite histoire de piston là-dessous.
Fils, disait solennellement son père,
tu vas étudier dans la meilleure université du monde. Tu vas devenir quelqu’un. Tu vas devenir ma fierté. Mais à cet âge, Jeffrey n’en avait plus rien à faire, de faire la fierté ou non de son père. Il ne le détestait pas, non. Mais il n’avait pas l’impression de vraiment l’aimer non plus. Finalement, il était un peu comme un étranger. Ou le membre d’une famille dont on n’était pas très proche. Il était surtout une ombre. Une grande ombre, qui planait au-dessus de lui, et qui empêchait Jeff de véritablement devenir
quelqu’un. Comment pourrait-il le devenir si, à l’université, on ne faisait que le saluer en lui demandant des nouvelles de son père ? Il en avait marre. Il n’était rien. Simplement le fils de Harrison Gallagher.
De nature plus ambitieuse qu’avant, Jeffrey tâcha néanmoins d’en prendre son parti. Il étudia les sciences et l’ingénierie à Harvard et se trouva une certaine passion pour la connaissance. Il apprenait vite, il comprenait aisément les choses et il aimait justement apprendre et comprendre. Il se rendit également vite compte qu’il aimait être premier, qu’il aimait être le meilleur. Il y avait quelque chose de jouissif dans l’idée d’écoper des meilleures notes, épater les professeurs, s’attirer les compliments du doyen et la jalousie des autres étudiants. Le début de la véritable ascension débuta avec les compliments qu’il reçut pour son mémoire d’étude. Puis les prix qu’il reçut pour de nombreux travaux, et les quelques articles qui commencèrent à être publiés sur lui – sur lui, et non sur son père. Il se rendit compte que c’était ça qui lui plaisait, cette intense satisfaction que l’on ressentait face à la réussite. Voilà ce qu’il devait faire. Il devait réussir.
Ce fut sa mère qui lui apprit la nouvelle de la mort de son père, par téléphone, en pleurs. Puis il en entendit parler à la radio, à la télévision, autour de lui. Le fondateur de la Neo Corporation, entreprise qui avait perduré avec le temps, était tombé. Le monde pleurait un génie. Ce jour-là, Jeffrey décida qu’il allait devenir le nouveau génie dont ce monde avait besoin. Pas seulement parce qu’il était le fils de Harrison Gallagher, pas seulement parce qu’il se sentait dans l’obligation de le devenir. Juste parce qu’il tenait enfin là sa chance de devenir
quelqu’un. De
véritablement devenir quelqu’un. Il éprouvait de la tristesse, tout de même, bien sûr. Cet homme mort restait tout de même son père. Mais il n’avait pas le temps de s’apitoyer. Le temps, c’était de l’argent. Et l’argent, il comptait bien en amasser des tas de lui-même, plus tard, grâce à son propre génie.
***
Jeffrey passa de longues années à se construire avant de reprendre officiellement la direction de la Neo Corporation, qui avait été laissée aux bonnes mains de son conseil d’administration. Il avait eu le temps de se forger progressivement une petite réputation dans les médias, surtout dans la presse, suffisante pour un jeune génie en passe d’obtenir un poste de PDG. Mais pas plus. Il savait qu’il ne fallait pas en faire trop tout de suite, et qu’il fallait surtout se montrer patient. Concentrer toute l’attention du monde sur lui trop tôt ne lui rendrait absolument pas service, puisque tout retomberait très vite. Et dans ce genre d’univers, on n’avait pas de seconde chance. C’était réussir, ou mourir. Il jouait la réussite de sa vie et il savait qu’il l’obtiendrait. Non pas seulement parce qu’il avait tendance à être de plus en plus arrogant et sûr de lui, mais aussi parce qu’il était bon stratège, fin calculateur et définitivement intelligent.
Diriger une entreprise dont les filiales s’étaient implantées un peu partout dans le monde n’avait finalement rien de compliqué. Jeffrey s’y adapta très vite, tout comme il s’adaptait à tout le reste. Il s’installa à San Francisco, sa ville natale, alors que sa mère était partie depuis plusieurs années déjà vivre dans le New Jersey chez sa sœur. Sa réputation se forgea en même temps que sa fortune, qui n’eut de cesse de s’accroître avec les années. Bien vite, on ne le considéra plus comme le fils du défunt Harrison Gallagher, mais comme Jeffrey John Gallagher, le PDG excentrique. Il se découvrit le don de se mettre les médias dans la poche, en sachant parfaitement doser l’équilibre entre le sérieux et la provocation. On l’admirait comme on le détestait, on l’adorait comme on le critiquait. Et cela lui convenait parfaitement. Si tout le monde l’aimait, on ne parlerait pas de lui dans les médias. Or, il fallait qu’on parle de lui, aussi bien sur le plan professionnel que personnel.
Il enchaîna les conquêtes d’un soir, se montrant souvent au bras de telle ou telle mannequin ou dans tel ou tel cabriolet pour montrer au monde que son image de riche séducteur correspondait bien à la réalité. Lorsqu’on commença à lui demander pourquoi il ne s’était pas encore casé officiellement à son âge, il se dégota une jolie actrice à la mode avec qui il se fiança et resta deux longues années pour satisfaire l’envie du public. Puis lorsqu’il commença à s’en lasser, il la quitta pour faire à nouveau couler l’encre et s’imposa avec plaisir auprès des médias comme un célibataire chevronné et fier de l’être dont le cœur ne demande qu’à être pris, sachant pertinemment que cette image fonctionnerait encore mieux que celle d’un homme marié. Il calculait tout, absolument tout, pour construire son empire, son image, sa fortune et sa réputation. Et devenir enfin
quelqu’un.
***
Il entendit la clameur des journalistes avant même de descendre de voiture. Lunettes de soleil sur le nez et mâchant nonchalamment un chewing-gum, Jeffrey lança un regard intéressé à travers la vitre teintée puis tourna la tête vers Charlotte Hawkins, sa secrétaire personnelle, assise de l’autre côté de la banquette en cuir, des dossiers sur les genoux et un téléphone portable collé à l’oreille.
- J’ai l’impression d’être une rockstar, lança-t-il sur un ton ravi et satisfait – remarque qu’il faisait presque à chaque fois qu’il sortait d’une voiture ou d’un bâtiment public et qu’on l’y attendait pour lui poser des questions.
Comme toujours, il attendait une remarque de sa secrétaire qui, comme toujours, ne fit pas attention à lui. Toujours au téléphone, elle ne se donna même pas la peine cette fois-ci de lui adresser un regard blasé. Déçu, Jeffrey voulut afficher une moue boudeuse, mais il abandonna bien vite l’idée pour privilégier à la place un de ces sourires en coin qu’il adorait tant faire. Il n’avait pas le temps de bouder, le monde entier attendait de l’acclamer. Enfin, d’accord, le monde entier se résumait ici à un groupe de journalistes essayant sans relâche de lui arracher quelques mots, mais c’était déjà pas mal. Au moment où il posa la main sur la poignée de la porte, sa secrétaire l’interpella :
- Faites attention.Il haussa un sourcil, presque avec lassitude. Mais oui, il allait faire attention. Il savait que les laboratoires de la Neo Corporation auxquels il allait rendre visite aujourd’hui étaient tenus secrets et que l’entrée était strictement interdite au public ; c’était lui-même qui avait créé ces laboratoires, en périphérie de la ville, et exigé cela. Il savait aussi que les journalistes crevaient d’envie de savoir ce qu’il se passait exactement à l’intérieur de ces laboratoires, tous comme les concurrents de l’entreprise. La rumeur courrait que la Neo Corporation, en avance sur son temps, y confectionnait de nouvelles technologies et de nouveaux matériaux. Jeffrey ne répondait jamais à ces questions, sachant parfaitement entretenir le secret pour attiser la curiosité des médias. Ce qui fonctionnait parfaitement. Ce qu’il n’avouait pas, par contre, hormis aux employés de son entreprise et à ses scientifiques, c’est qu’il faisait effectivement en sorte que la Neo Corporation soit en avance sur son temps mais que pour ça, les méthodes employées n’étaient pas des plus légales. D’où l’entrée strictement interdite à qui que ce soit d’étranger à l’entreprise.
Le sourire assuré collé aux lèvres, Jeffrey sortit de la voiture noire. Tout allait très bien pour lui.
***
Puis il y eut l’accident. L’explosion, qui réduisit en poussière ces fameux laboratoires en périphérie de la ville. Jeffrey se souvient encore parfaitement de ce qu’il a ressenti lorsqu’il a reçu cet appel lui annonçant qu’ils
avaient un problème. Bon sang de bordel de merde, ils avaient même un SACRÉ problème. Une expérience avait du mal tourner. Très mal tourner, même : l’état d’alerte et de catastrophe fut donné. Le nom de la Neo Corporation fut bien vite prononcé. Jeffrey dut organiser une réunion de crise avec ce conseil d’administration qu’il n’écoutait que peu souvent d’ordinaire. Le souci, c’est qu’il ne s’inquiétait pas tellement de la catastrophe en elle-même, mais plutôt de ses conséquences. Il était le mieux placé pour savoir ce qui se trafiquait dans ces laboratoires. Or, il n’était pas sûr que les substances parties en fumée pendant l’explosion forment un mélange très sain dans l’atmosphère. Bien sûr, cela, personne n’avait besoin d’être au courant. Mais cet accident était vraiment, vraiment une grosse tuile.
Avec sa désinvolture et son assurance légendaires, Jeffrey diffusa des communiqués et apparut dans des conférences de presse pour expliquer la situation (ou tout du moins une partie de la situation) et rassurer la population. Un travail de laboratoire avait mal tourné, provoquant ainsi cette regrettable explosion. Mais pas de soucis à se faire, le secteur était sécurisé. La Neo Corporation continuait de tourner.
Alors que Jeffrey pensait que la situation était sous contrôle, tout dégénéra. San Francisco elle-même fut mise en isolement par le gouvernement. Pourquoi ? Parce qu’on découvrit que des personnes, uniquement dans cette ville, commençaient à développer des capacités anormales et dangereuses. Des mutations. Alors que la panique, l’horreur et l’incompréhension s’emparaient des habitants, Jeffrey réagit très vite. Il comprit rapidement que ces espèces de mutations étaient dues aux expériences qu’il faisait tenir dans ces fameux laboratoires qui avaient explosé. Très bien. C’était totalement contre nature et de la faute de son entreprise, mais ce n’est pas pour autant qu’il allait fondre en larmes ou jouer les héros en avouant publiquement sa faute. Hors de question. Plutôt crever. Enfin non, crever, ce n’est pas très bon pour les affaires.
Il lança aussitôt tous ses meilleurs scientifiques sur la conception d’une nouvelle substance, qui pourrait permettre d’annuler ou tout du moins d’affaiblir les effets d’une mutation. En sachant que tous les comptes rendus des travaux de laboratoires étaient conservés dans les archives de la Neo Tower et que l’entreprise était en quelque sorte l’auteur de ces problèmes, Jeffrey se doutait que ce ne serait pas forcément difficile pour ses scientifiques d’y arriver. Et ce fut effectivement le cas. La substance, qu’il baptisa Neo Serum dans un élan de créativité (ceci est de l’ironie), n’était pas encore totalement au point à son goût, sans parler du fait que la quantité totale n’était pas bien élevée, mais c’était déjà ça. Alors que la ville était toujours en isolement et qu’un semblant d’organisation essayait de perdurer, il fit connaître son sérum et décida de le distribuer aux Peacekeepers (les nouveaux représentants de la loi) pour les aider à capturer les mutants, que tout le monde s’était mis en tête d’arrêter pour arranger les choses. En plus de ça, Jeffrey fit en sorte d’entrer en contact avec les militaires à l’extérieur pour négocier des vivres, qu’il décida de redistribuer au marché du centre-ville pour que la vie paraisse le plus normale possible. Pour que l’organisation perdure, il fallait que les gens aient du travail, de quoi acheter à manger et de quoi avoir à acheter. En sachant que des habitants se retrouvaient sans emploi suite à la mise en isolement, Jeffrey décida que la Neo Corp. pourrait accueillir plus d’effectifs en ces temps de crise, encore une fois pour aider au mieux la population perdue de San Francisco.
À vrai dire, il fait tout pour aider. Ou tout du moins, c’est l’impression qu’il essaye de dégager. Ça l’arrange fortement d’être vu comme le sauveur de tous, évidemment, et non comme le responsable de tout cela. Ça, il préfère éviter que ça se sache.