Le contrôle lui échappe.
Le Neo Serum, bouillant dans ses veines, lui arrache toute forme de maîtrise. Les fusions sont spontanées, agaçantes, désarmantes. Une fois encore, elle ne l’a pas voulu. Mais elle étouffait, asphyxiée par l’étreinte implacable qui se resserrait sur son cou, privant ses poumons d’air.

Et fusion.
Fusion sans qu’elle ne demande rien.

Dans ces moments –là, le froid la quitte, l’espace d’un instant. Paradoxalement, elle peut sentir l’énergie quitter son être, affecter le corps étranger. Son ennemie est saine. Quels peuvent-être les effets d’une fusion avec un être sain ?

Sonya se relève, laborieusement.
Du revers de la main, elle essuie le sang qui macule le coin de ses lèvres. Le goût métallique sur son palais est écœurant. La douleur lui vrille les côtes. Étourdie par le manque d’oxygène, elle reprend son souffle, ses poumons avides d’air.

Si elle avait pris son pied ?
Se moque-t-elle ?
Ironie ?

Mais plus important, est-ce de la colère qui ronfle dans sa voix ? Cette chasseresse impavide, imperturbable, dénuée d’expression semble avoir radicalement changé de comportement.

Alors elle peut bel et bien affecter les non-contaminés…

Tenter le tout pour le tout.
« Je ne vois pas de quoi tu parles, c’est toi la meurtrière. »

L’hôpital qui se fout de la charité, oui.
Elle a bien tué le Shérif Everwood, elle. Elle s’est plongée corps et âme dans une furie vengeresse, bien décidée à faire payer au responsable de sa capture. Et maintenant… Maintenant aux responsables de sa mutation. Elle trouverai. Elle trouverai et appliquerai sa sentence, pour tout ce qu’on lui a arraché. Parce qu’après tout, elle avait tant perdu.

Mais le temps lui manque et la Chasseresse n’est qu’un retardement.
Elle le sent, toutes ses cellules qui se révoltent.
Le murmure de la mort qui l’attend.

Le rire.
Elle en oublie ce que c’est, le rire.
De le voir ainsi se manifester fige l’évadée.

Comme agrippée par les souvenirs, elle se remémore ce que ça fait, de sentir sa cage thoracique secouée par la joie. Elle croit percevoir le son de sa voix, écho fugace.
Le son s’échappe.

On lui a dit, pourtant, que c’est la première chose qu’on oublie, le son de la voix d’une personne, de l’être aimé. Puis ses traits se brouillent… Mais non ! Ils sont encore vivaces, imprégnées sur ses rétines, les adorables courbes qui forment ce visage chéri !

Elle repousse les souvenirs avec force, avant qu’ils ne la suffoquent.
Avant qu’ils ne la détournent de–
Trop tard.

Elle reçoit le coup de poing, a à peine le temps de suivre le mouvement pour amortir l’impact. Sa mutation a de meilleurs réflexes qu’elle, amoindrissant le choc en rendant sa peau curieusement élastique et rebondie.
Elle recule, trébuche, lance un regard assassin à son adversaire derrière le voile de ses cheveux emmêlés.

Comment ?
Voilà qu’elle l’accuse, elle ?
Soit, son crime est une évidence, mais…

Oui, elle a bien entendu, le « c’est toi », cette accusation qui rejette carrément la faute sur l’autre. Mais elle ne se trompe pas, pourtant, elle fait bien face à extrémiste de Hunter, ces gens méprisants qui commettent un génocide sans ciller.

Sonya crâche en retour :

« Oh, donc les mutants que tu traques ne sont pas vivants à tes yeux ? »

Elle peine à le croire.
Si peu d’humanité dans ce bout de femme hystérique… à moins que…

« Oh. Ne me dis pas que tu ramènes fièrement le fruit de ta traque au bercail pour qu’ils se fassent exécuter sans que tu aies à trop te salir les mains… »

Sonya arque un sourcil.
Alors comme ça, son opposante ne réalise pas ?
Elle ne comprend pas l’origine de ses sentiments ?

Pourtant, cela doit bien lui effleurer l’esprit. Pourquoi ressens-tu toutes ces choses, soudain ? Pourquoi commences-tu à ressentir, aussi, une haine qui n’est pas entièrement tienne ? Une haine qui se dirige, non pas contre les mutants, mais contre le système, contre les Peacekeepers, contre les Hunters, contre les scientifiques d’Alcatraz ? Pourquoi le souvenir des murs froids et glacials autour de toi te laisse un goût étrange sur la langue ? Pourquoi crains-tu les espaces exigus, soudain ?

Bien sûr, Sonya ignore dans quelle mesure Shura a été affectée par la fusion.
Elle essaie pourtant de deviner. Le changement semble instantané, du moins, se elle se doute que la jeune femme n’agit pas de la sorte d’habitude.

Peut-être qu’elle devrait la pousser un petit peu.
Que la chasseresse affronte la dure réalité.

Quand la réplique franchit ses lèvres, hargne et moquerie se disputent son ton.
Peut-être une once de pitié, aussi.

« Tu t’es regardée dans un miroir ? »

La ressens-tu aussi, la pitié, Shura ?
Là, ce sentiment sur lequel elle ne peut pas mettre le doigt, il chatouille ta gorge, te rend mal à l’aise, fait vaciller tes convictions.

Tes jolis remparts s’écroulent et ton monde se déverse…

Cette fois, elle y ajoute une pointe d’ironie mordante :

« Parce que t’es aussi mutante que moi, l’affreuse. Tu veux qu’on appelle des Peacekeepers pour voir si le Neo Serum réagit ? »

Sonya se demande, brièvement, si Shura va la croire, ou si elle va essayer de nier de toutes ses forces. Elle anticipe la violence de la nouvelle mutante et tous ses muscles sont tendus.
Prête à réagir, elle guette.
Prédateur à l’affut.

Sonya esquive un coup.
Reçoit le deuxième.
Crache du sang.

Elle lève pourtant un regard compatissant sur Shura.
Sa réaction, cette rage qui lui brûle les tripes, elle ne connaît que trop bien.
Le souvenir encore vivace du cautère de la mutation. Déboussolée, animée d’une hargne teintée de désespoir, Sonya a néanmoins survécu à l’horreur de sa situation. Shura aussi, survivrait. Il est aisé de déceler l’âme de quelqu’un qui n’aspire qu’à la survie, idéaux balayés ou non.

« Tu peux me tenir pour responsable si ça te chante, ou tu peux t’attaquer à ceux qui sont à l’origine de la catastrophe avec moi. »

La proposition, si déplacée soit-elle, tombe sous le sens.
Sonya n’a plus très longtemps à vivre.

Qu’elle meure sous l’étreinte nocive de sa mutation ou de la main de Shura importe peu, somme toute. Par contre, le lancinant regret à l’idée de quitter ce monde sans avoir achevé sa course vengeresse laisse un goût amer sur son palais. Et si Sonya mourrait trop tôt, qui reprendrait le flambeau ?
L’apathique chasseresse est un choix pertinent.

Sur ce point, sur cette violente envie de rendre coup pour coup ce qu’on leur a fait subir, les sentiments des deux femmes hurlent à l’unisson. On les a privées de leurs vies. La situation leur a tout arraché. Bien avant d’être contaminées, non ? Ces parcelles d’humanités qui fuient pendant la traque, Shura ? Toi qui prétends n’avoir jamais tué, hypocrite ? Maintenant qu’elle est dotée de la faculté d’éprouver, la culpabilité la ronge-t-elle, n’était-ce qu’un petit peu ?

Si Sonya était à sa place, elle aurait déjà pris sa décision.
Elle aurait accepté le marché. D’abord tuer ceux qui ont lâché l’agent mutagène sur la ville de San Francisco. Puis, se débarrasser de celle qui l’a directement contaminée.

Entente, enfin.
Les coups cessent de pleuvoir.
Accalmie.

Sonya opine du chef, lentement, acceptant les règles édictées. Elle s’en contrefiche, à vrai dire, elle n’a pas l’intention de nuire à Shura tant que cette dernière ne se met pas en travers de son chemin. Et savoir que quelqu’un se lance dans sa quête avec elle la rassérène quelque peu.

Son œuvre ne restera pas oubliée si elle venait à périr avant l’heure.

Un élan de dignité lui arrache un demi sourire.
Légère provocation pour les coups portés.

Elle n’avoue pas qu’on lui a arraché bien plus que son statut de personne « saine ». Elle n’avoue pas ses motivations les plus intimes. Peut-être, avec le temps, si la haine de Shura s’estompe, elle en viendrait à lui révéler le secret qui alourdit son cœur.
Peut-être.

Elle ne s’aventura pas à tendre la main pour conclure le marché.
Elle ne stipule aucune règle, si ce n’était que tout ça se ferait à sa façon.

Elle accepterait les conseils, le sens stratégique de la chasseresse.
Et elles s’entendraient probablement sur les moyens. Elles fonctionneraient probablement en harmonie, si au contact de Sonya, les capacités empathiques de Shura se développaient. Même longueur d’onde. Même colère. Haine brûlante et vengeresse.
Néant.

La seule chose que Sonya préférerait éviter, ce sont les victimes collatérales. Il y en a déjà eu trop. À commencer par Shura. Elles auront le temps d’en débattre plus tard.

Pour l’instant, la Détenue 47 s’en tenait au silence.
Une si jolie vertu.

D’un signe de tête, invitation tacite, Sonya enjoint sa comparse à la suivre. Elle s'engage dans une ruelle en direction de sa planque où elles seront plus tranquilles pour discuter. Sonya partagera son repas et son plan avec la plus jeune des deux femmes.

Puis elles passeront à l’action.