I.
La vie, avec ses joies et ses peines, n’était qu’un enchaînement des jours semblables. Faire de son mieux à l’école. Faire sourire sa mère. Ne pas répondre. Oui papa. Éducation stricte et étouffante dans un environnement de luxe guindé, Eryn a été modelée pour être rigide, approximant une perfection superficielle.
École privée. Lycée privé. Déménagements fréquents. Eryn s’est vite convertit en une enfant, puis une adolescente taciturne, farouche, sans attache.
L’arrivée de sa petite sœur, miracle inespéré, n’arrangea en rien les choses. Quand on passait tout à Aria, Eryn n’avait pas le droit au moindre faux pas. Bien entendu, comme tous les enfants, Eryn avait tendance à voir le mal partout, chaque détail se transformant en odieuse injustice. Et Aria avait tout juste douze ans quand Eryn quitta le foyer familial pour s’engager dans l’armée, au plus grand bonheur de son père.
II.
Entraînements. Missions. Grades.
Quand Eryn pensait échapper à la prison qu’était sa maison, l’armée se trouva être pire. Elle avait tout essayé, de nier qu’elle était la fille du général Blake (après tout, c’était un nom courant) à la violence pour prouver sa valeur en passant par l’indifférence la plus totale ; aucune de ces attitudes ne semblaient pouvoir écarter sa solitude.
Néanmoins, cela lui donna l’occasion de grandir, de découvrir de nouveaux visages, de s’endurcir. Les premiers mois, en dépit de son excellente condition physique (encore une conséquence de l’éducation qu’elle avait subie) furent éprouvants.
L’apprentissage, la discipline, se révélèrent plus difficiles.
Au fil des années, néanmoins, elle refusa plusieurs fois les traitements de faveurs de son père. Elle insistait pour être traitée comme les autres, en faisait sa fierté. Avec le temps, elle parvint même à se faire respecter en tant que soldat. Mais cela n’était que superficiel et éphémère, de la vague camaraderie.
III.
Une équipe. Un commando. Soudés. C’était la première fois qu’Eryn commençait à se sentir proche de son entourage. Elle avait confiance en eux. Ils avaient confiance en elle. Ils se protégeaient mutuellement et, lentement mais sûrement, Eryn commença à s’ouvrir à eux, à leur accorder son estime.
Tout ça grâce à Drake Carter. Jusqu’alors, personne n’avait accepté de la prendre dans un commando, craignant, peut-être, de contrarier le si célèbre général Blake. Mais ce genre de choses, Carter s’en foutait, et Eryn n’oublierait jamais ce jour, celui où elle s’entraînait, murée dans une solitude asphyxiante…
— Vous êtes le soldat Blake, je me trompe ?
Eryn cessa de malmener le sac de frappe sur lequel elle relâchait toute sa fureur et darda sur son vis-à-vis un regard curieux. Elle ne le connaissait pas.
— Oui, monsieur.
Il se dirigea l’air de rien vers le ring en lui indiquant de le suivre. Elle n’hésita qu’une brève secondes avant de s’exécuter.
Jamais elle n’oublierait cet affrontement. D’abord, il ne s’agissait que de force brute, qu’elle avait dû contrer avec agilité. Puis, ils étaient passés à la tactique, la ruse. D’enchaînements en enchaînements, il l’avait poussée à faire la démonstration de toutes ses connaissances, l’avait poussé dans ses derniers retranchements. Alors, seulement, vint le temps de la leçon. Des conseils soufflés entre deux mouvements. Dès le départ, Eryn aurait pu abandonner, se défiler. Mais ce n’était pas dans sa nature obstinée. Chaque fois qu’elle finissait à terre, elle se relevait, essuyait un peu de sang sur la commissure de ses lèvres, et reprenait. Pour une fois que quelqu’un ne retenait pas ses coups, elle n’avait pas l’intention de laisser passer sa chance.
IV.
C'est seulement lorsqu'on trouve enfin l'équilibre que le monde tangue et se renverse, que l'univers, sens dessus, sens dessous, vous fait chavirer pour de bon. C'est le sort qui s'acharne, encore et encore, comme pour enterrer bien profondément chaque petite braise qui palpite en chacun, pour éteindre les feux de joies et les brasiers combatifs.
Eryn avait suivi aveuglément les siens dans la zone Shut Down. Elle avait suivi aveuglement son leader quand il a décidé de libérer San Francisco de la manière la plus radicale qui fût. Mais quand elle découvrit sa mutation, au fil des chasses, son fardeau devint trop lourd à porter.
Elle se souvient - et se souviendra toujours - de la nuit de son départ. Dans la base des Hunters, tout était silencieux. Elle avait préparé quelques maigres provisions, avait ramassé son silence. Son regard s'était longuement arrêté sur la porte des quartiers où le lieutenant Carter prenait du repos. Elle fut tentée, un instant, de l'affronter en personne, de lui dire, de vive voix, de lui avouer. Serait-ce alors qu'une gigantesque chasse aux sorcières ? Pouvait-elle en faire partie ? Devait-elle choisir un camp ? La tuerait-il sur le champ ? Non, non, il ne ferait pas ça. Mais son regard changerait, elle ne ferait plus vraiment part de l'unité, mais rejoindrais le lamentable rang d'outil.
Elle s'était ravisée. Il trouverait, avec ses compagnons, la lettre déposée sur l'oreiller.
Elle prétexte à celui qui surveillait l'entrée qu'elle parait pour une ronde, et elle s'enfonça dans les ténèbres de San Francisco.
V.
— Eh, toi ! Que fais-tu ici ?
Des Peacekeepers. Eryn sentit ses perceptions se troubler face à l'effet du Neo Serum et s'empressa de prendre ses jambes à son cou. Dans les dédales de la zone ravagée, elle espérait pouvoir leur échapper. Elle savait que c'était loin d'être la meilleure solution, mais elle n'avait malheureusement aucun crédit, ni en tant que citoyenne perdue, ni en tant que Hunters, d'autant plus que ces derniers étaient particulièrement méprisés et agissaient autant que possible dans l'ombre.
La course poursuite commença, ni la première, ni la dernière. Elle se glissa dans un recoin, sortit à l'autre bout d'une ruelle. Et se retrouva piégée par deux Peacekeepers qui visiblement n'avaient aucune envie de la laisser partir. Prompte à réagir, misant sur des réflexes acquis au cours de multiples combats, elle fondit sur le premier adversaire et le mis au tapis d'une manchette dans la carotide. Le second, plus coriace et probablement entraîné lui donna plus de fil à retordre. Alors qu'enfin, son adversaire s'effondrait, un bruit de chute derrière elle la fit faire volte-face.
Un homme lui faisait face, débordant de charisme. Un mutant, elle pouvait le sentir, le deviner, déceler sa mutation, en déduire les conséquences, les tenants, les aboutissants. De Peacekeepers supplémentaires gisaient à ses pieds. Et l'homme sourit, simplement, avant d'annoncer fièrement dans les ruelles désormais silencieuses :
— Je suis Jake Caldwell, leader de la communauté mutante. Besoin d'un coup de main ?
La seule chose qu'Eryn fut en mesure de penser, c'est combien il y avait trop de syllabes en commun entre ce nom et celui du Lieutenant. Et avant même de mettre un pied dans cette communauté, elle savait qu'elle ne resterait pas parmi eux, qu'elle ne s'en sentirait pas la force, ni la volonté.
Que de songes amers.