Des fragments de souvenirs, des bribes éparses d'une mémoire morcelée. Des images qui hantent, qui ne peuvent s'oublier. Un passé que l'on garde pour soi.
Cendres. Lentement, elles virevoltent, graciles danseuses. Paupières closes, la jeune femme ne les remarque pas se poser délicatement à ses pieds. Une cigarette consumée au bord des lèvres, elle songe. Son esprit traque les dernières bribes de souvenirs qui lui échappent. Un bruit lent, régulier, la déconcentre. Elle finit par ouvrir les yeux. D’infimes larmes rougeoyantes s’écrasent sur le tapis usé. Elle se perd à la contemplation des fines gouttelettes s’éparpillant rapidement avant d’être absorbée par le sol. Son regard remonte finalement vers leur origine et se pose sur une table en bois massif, unique meuble trônant dans la pièce. Un corps fraichement mort y repose. La jeune femme plisse les yeux. Elle l’a tué, elle le sait. Seulement, elle en a oublié la raison. A dire vrai, elle ignore même sa présence dans le minuscule appartement.
Coup d’œil circulaire, tout semble parfaitement à sa place. Détournant son regard du corps sanguinolent, la jeune femme se dirige à présent vers l’unique fenêtre de la pièce. L’odeur âcre qui emplissait la pièce s’évapore rapidement au profit de quelques embruns urbains. Pollution. Bruits assourdissants. Elle retrouve un élément familier. La jeune femme passe une main dans ses cheveux. Un liquide tiède coule sur son front. Etonnée, elle contemple sa main maculée de sang. Il ne faisait aucun doute que c’était celui de l’homme étendu sur la table.
Dans un coin de la pièce trônait un petit monticule nauséabond dont même l’odeur de la rue ne parvenait à étouffer le parfum. Ça, c’était son vomi par contre.
Et puis doucement, lentement, les souvenirs lui reviennent. Images pernicieuses qui se collent à sa rétine, éclaboussent son conscient et la troublent. La jeune femme se masse les tempes, doucement. La cigarette, presque entièrement consumée, pend lamentablement à ses lèvres. Elle la crache à ses pieds sans cérémonie, grimaçant de douleur. Désagréable souvenirs que voilà. Elle se redresse faisant rouler ses épaules, appréciant la vivacité de chacun de ses muscles. Elle est vivante, oui, terriblement vivante. Ce qui n’est plus le cas du cadavre qui hante la pièce.
Son premier meurtre.
Son visage, l’expression de ses yeux, la grimace de douleur tordant le moindre de ses traits, elle s’en souviendrait. Elle le savait, ces images la hanteraient des années. On n’oublie jamais le premier homme que l’on tue. Le précepteur avait été si proche de la vérité en prononçant ces mots.
Killy inspire profondément. La tâche était accomplie. Elle ferma la fenêtre doucement, veillant à ne faire aucun bruit. La pièce offre seulement une table, un cadavre et une porte. Seulement, elle sait que dans la pièce voisine se trouve une petite cuisine. Elle s’y dirige à pas vifs, décidée. Elle trouve un évier propre et s’y nettoie cérémonieusement les mains. Le sang se dilue doucement dans l’eau, disparaissant dans le siphon sans un bruit. Rapidement, la jeune femme se lave également le visage, oubliant momentanément la migraine qui la menace.
Et puis elle se tourne vers la plaque de cuisson, le visage fermé. En moins d’une minute elle ouvre le gaz et programme le four. L’explosion sera belle, oui. Elle pourra certainement la contempler de haut. Il lui faudra juste trouver un promontoire lui offrant une belle vue. Toujours effacer les preuves derrière soi, vérifier de ne laisser aucune trace. Killy grimace à l’idée de ce qui l’attend. De mauvaise grâce cependant, elle revint vers le cadavre qui gisait dans la pièce principale. D’une main ferme, elle saisit sa mâchoire inférieure et d’un coup d’un seul lui fracture l’arcade maxillaire. Pour lui briser les dents, en revanche, elle doit s’y reprendre à plusieurs fois, pestant contre son incompétence. Une fois le travail terminé, elle contemple son œuvre. Une fois le corps calciné, il ne restera plus grande preuve de son existence passée.
Killy inspire profondément, une main sur la porte d’entrée. Elle jette un dernier regard à la scène. Chaque détail se grave dans sa mémoire, irrémédiablement. Elle doit s’en souvenir. Elle doit absolument ne rien oublier de ce qui vient de se passer. Tuer est un acte de courage et de lâcheté, c’est un acte contre l’humanité, un acte cruel et violent. En contemplant la nature, l’homme ne voyait que cruauté de prime abord. Tuer c’était revenir à des instincts primitifs. Killy ne devrait pas y prendre goût, c’était une question de morale. Elle tuait par devoir, non par désir. Du moins, elle devait s’en persuader. Il y avait toujours cette excitation que l’on sentait, doucement monter, évoluer dans ses entrailles tandis que la victime poussait son dernier souffle, exultante. Mais pour l’heure, Killy cherche à oublier ces émotions.
Une larme, amère, creuse un sillon sur ses joues sanguinolentes. Ils l’avaient envoyé ici, sans arme, sans information. Rien si ce n’est un mot d’ordre : tuer. Et elle l’avait fait, obéissant mécaniquement, se pliant à l’incroyable machine de la soumission et de l’obéissance. Elle devait tuer, simplement. Et cet acte irréversible avait créé un tournant majeur dans son existence. Killy avait effectué sa première mission de terrain, son premier meurtre aussi.
Sans se retourner, la jeune femme referme la porte derrière elle. Un bruit léger ; celui du four se fait entendre tandis qu’elle tourne la poignée. Il lui reste moins d’une minute avant que le feu ne dévore la moindre parcelle de ce qui venait de se passer. D’un pas pressé, elle descend l’escalier et quitte l’immeuble. Par chance, à cette heure-ci, ce dernier est presque vide. Ainsi elle aurait la maigre consolation d’avoir épargné quelques vies. Killy inspire profondément une fois propulsée dans la rue. Elle ferme les yeux un instant, humant le parfum du triomphe. Ce dernier avait un relent âcre, semblable à la mort. Sans se détourner, elle se coule dans le mouvement de la foule, s’éloignant de la scène qui la hantera des années durant.